L'évolution de l'informatique et de la DSI

1975 – 2025


Un entretien avec Pierre Berger par Gérard Balantzian. 3 février 2021

Gérard Balantzian (GB) : Nous nous sommes rencontrés en 1997 à l’occasion d’un entretien que j’avais accordé au journal Le Monde Informatique suite à la parution de mon ouvrage L’avantage coopératif . La suite des événements a confirmé en effet l’importance que représentaient l’ouverture, la coopération et la transversalité des processus métiers intégrant l’information dans le cadre de structures de plus en plus mondialisées. Les premières plateformes bifaces et places de marché se sont développées ainsi que des start-ups émergeant dans la Silicon Valley qui sont devenues aujourd’hui des géants mondiaux, à savoir les GAFA et NATU (sans oublier d’autres géants en Chine comme les BATX).
Compte tenu de votre recul depuis plusieurs décennies au contact des entreprises, en particulier dans le domaine de l’informatique et des systèmes d’information, quel regard jetez-vous en 2021 sur les faits marquants qui ont ponctué les quatre dernières décennies en matière d’innovation dans ce domaine ?

Pierre Berger : Subjectivement, je dirais : le Basic en 1979, les illusions puis les déceptions de l'IA des années 1980, Altavista suivi de Google vers la fin du siècle, puis l'explosion du smartphone.

GB : Si Google nous a fait prendre conscience de l’économie de la connaissance et de l’abondance, ainsi que d’une nécessaire ingénierie des contenus numériques, le smartphone (que dorénavant nous n’utilisons qu’accessoirement pour téléphoner) est devenu un objet connecté qui nous accompagne partout. D’autres objets connectés se propagent partout, y compris sur nous (vêtements connectés, montres connectées, etc.). Le caractère innovant de ces interfaces, en particulier celui de l’iPhone qui a donné le ton en plaçant le design au cœur de la conception, a largement dépassé la sphère technologique en créant des ‘ponts’ entre différents domaines d’activité jusque-là cloisonnés. Ce fut le cas pour l’industrie de la musique (iPod, etc.). Par la suite, YouTube et Dailymotion ont innové en permettant à chaque individu de devenir producteur de contenus en ligne, la grammaire multimedia de ces contenus numériques intégrant le son et l’image. Tout cela sur fond de gratuité, mais aussi de publicité rapportant des gains importants à ces géants du Web.
PB Tout à fait. Pour autant les cloisonnements n'ont pas tellement disparu. En art, par exemple, un film reste un film, quel que soit le canal. S'il n'y avait pas le Covid, les arts « de performance » (théâtre, danse, musique) continueraient à exister avec leurs compétences, leurs communautés d'amateurs et leurs lieux d'expression En entreprise, les métiers gardent leur autonomie par rapport aux autres. En revanche, c'est hélas bien connu, les réseaux ont fait apparaître et radicalisé bien des fractionnements sociaux, ethniques ou - bien sûr- professionnels.

GB : A travers votre regard d’ancien journaliste, comment se positionne aujourd’hui la presse informatique face à l’accroissement exponentiel de l’information numérique ?
PB : A ma connaissance, la presse informatique n'existe plus que sur Internet, à l'exception de titres qui visent les amateurs en tous genres (des jeux à Linux) et qu'on trouve dans les Maisons de la Presse. Certaines des équipes de la presse papier du dernier siècle ont réussi à changer de support.

GB : Comment expliquez-vous le cloisonnement persistant pendant de nombreuses décennies entre l’informatique et l’organisation, qui s’est traduit parfois au sein des entreprises par des difficultés de compréhension aussi bien dans l’expression des besoins des utilisateurs que l’implication de ces derniers dans les projets informatiques, le soutien de la direction générale, et d’une manière générale l’insuffisante prise en compte de la dimension humaine et sociale dans les projets de transformation

PB : C'est une longue histoire, qu'il y aurait lieu de développer plus longuement, car "La crise replace l'humain au coeur de l'entreprise" titraient récemment Les Echos (26/12/2021). Ethique et critères "extrafinanciers" deviennent très présents dans la gouvernance des entreprises, sous la pression aussi bien des actionnaires que des salariés et des pouvoirs publics. La « gouvernance », terme relancé en 1982 à propos des relations entre actionnaires et dirigeants, implique aujourd’hui toutes les parties prenantes.
Les pouvoirs publics, bien lentement certes, accroissent leur pression sur les valeurs éthiques, qu'il s'agisse de la protection des données, de l'écologie ou des inégalités (notamment dans les parités hommes/femmes).
Les salariés, les jeunes et les plus brillants en particulier, se laissent plus facilement embaucher par des entreprises qui peuvent donner un sens à leur vie.
Quant aux actionnaires, on pourrait les croire sensibles uniquement au classique rapport rendement/risque. Mais aujourd'hui, depuis le propriétaire d'un petit portefeuille jusqu'aux grands fonds de pension, les actionnaires sont de plus en plus exigeants sur la RSE (responsabilité sociale et environnementale). Ces dernières années, des portefeuilles devenus responsables par la conviction de leur propriétaire s'avèrent mieux se comporter en Bourse que le CAC 40. L'intérêt et la morale se rejoignent un peu.
Mais, historiquement, pourquoi l'informatique n'est-elle pas devenue une "science humaine", alors que ses enjeux humains ont été perçus dès l'origine, ne serait-ce que le chômage et la "robotisation' du travail ? En bref (il serait pertinent d'y revenir plus à fond), il y a des raisons culturelles et des raisons de doctrine politique.
Culturellement, la coupure entre scientifiques et littéraires s'est marquée dès les années 1930. Elle n'a fait que se prolonger au fil des décennies. En France, la montée des "mathématiques modernes" a approfondi le fossé. Un philosophe pouvait encore apprécier la beauté des surfaces coniques voire du théorème de Pythagore. La théorie des ensembles et l'axiomatique lui a fermé les portes. Même la montée des neurosciences n'y change pas grand chose. Nous avons pu constater, dans les années 1980, l'impossibilité de faire dialoguer utilement et sereinement des théoriciens de l'informatique et des psychologues et sociologues. Ils ne parlent pas le même langage, ne raisonnent pas selon les mêmes schémas.
En France, mais cela n'a pas été tellement différent dans les autres pays, l'informatique a choisi son camp dans les années 1960, sous la pression notamment des constructeurs d'ordinateurs, qui à l'époque dominaient puissamment la scène. L'informatique s'est construite en s'éloignant de l'organisation (le passage de la CGO à la CGI, toutes deux disparues depuis, en a éloquemment témoigné). Les "méthodes d'analyse" ont certes repris une bonne part des méthodes d'organisation, mais sans trop le dire.
La systémique, dans les années 1970, a donné l'espoir d'une synthèse. En témoignent par exemple les titres de congrès de l'Afcet comme "Petits groupes et grands systèmes" (Afcet, 20-23/11/1979, non publié). Et l'on se rappelle de l'ouvrage de Wiener : Cybernétique et société (The Human Use of Human Beings. Cybernetics and Society, Michigan, Houghton Mifflin, 1954). En fait, la systémique s'est assez rapidement éloignée de ses origines presque mathématiques pour aller vers des philosophies beaucoup plus floues autour de la complexité voire du chaos. Elle ne pouvait donc plus nourrir le travail des informaticiens, que ce soit dans la recherche théorique ou dans le développement des "systèmes d'information".
Politiquement, cela a aussi correspondu à une évolution des esprits. A partir des années 1980, le libéralisme a les mains libres. Les Etats se gardent d'intervenir. On revient à des impératifs de pure productivité et de rendement.
Il y avait pourtant eu de beaux espoirs, en France mais aussi plus à l'Est, avec par exemple le congrès "Chancen und grenzen der informations-verarbeitung" à Vienne en 1980. Les lois Auroux (1982) obligeaient à négocier annuellement les projets d'organisation du travail, informatique comprise. C'était trop tard.
L'informatique allait donc peu à peu se considérer comme soit une technologie (IT), soit comme une branche des mathématiques. Restait, et reste encore, le concept de "système d'information". Un peu flou, il intégre implicitement une attention à l'organisation, mais sans trop s'y arrêter.
GB : Face aux bouleversements de l’intelligence artificielle et l’émergence de nouveaux métiers en particulier dans le domaine de la « science des données », quels scénarios envisagez-vous quant à l’avenir de la DSI sur un horizon à moyen terme ?
PB. A un moment aussi chaotique que ce début d'année 2021, il faut être un peu casse-cou pour faire quelque prévision que ce soit. Prenons le risque, ne serait-ce que pour le plaisir. D'ailleurs, je l'ai toujours fait, au moins depuis Le réseau général qui date de 1963 (https://gouvmeth.com/?ReseauGeneral ).

Cette question est d'ailleurs un vaste sujet en elle-même, et appellerait tout un livre. Ne parlons pas ici d'informatique artificielle. Le mot est soit trop riche (les trois sortes d'IA...) ou trop vague (synonyme d'informatique "avancée").
Mais proposons trois scénarios pour l'évolution de la DSI, à l'horizon de quatre ou cinq ans.
1. La DSI disparaît
Il s'agit d'atteindre une agilité maximale, dans un monde qui évolue exponentiellement et de manière imprévisible.
Non seulement les serveurs mais les applications passent toutes dans le cloud, avec le SaaS et le PaaS . L'agilité appelle par exemple des infrastructures "huperconvergées désagrégées", autrement dit on combine toutes les applications, mais le prestataire distingue les volumes de données et les puissances de traitement.
Il n'y a plus non plus de gestion de parc : les seuls matériels sont les PC portables et les smartphones du personnel, plus ou moins en télétravail. Ce parc se gère comme des consommables. Le déploiement des applications est assuré par le cloud.
Tant qu'à faire, il n'y a plus non plus de personnel informatique. Dans un monde qui change si vite, on ne peut pas s'encombrer de personnels coûteux en CDI. La "DSI" se réduit à une petite équipe stratégique opérant dans le cadre de la direction générale.
2. La DSI devient une équipe aux compétences essentiellement humaines et psychologiques.

En effet le big data et la puissance informatique conduisent à des machines plus émotionnelles, en ce sens qu'elles excellent :
- à détecter les émotions humaines et les situations qu'elles sous-tendent,
- à en faire des synthèses pour orienter production et stratégie,
- à se présenter aux humains sous des formes expressives (avec le danger d'une "uncanny valley" si les utilisateurs s'aperçoivent brutalement qu'ils ont affaire à une machine alors qu'ils croyaient dialoguer avec un interlocuteur humain).

L’importance stratégique de ces nouvelles fonctionnalités exige de la DSI de nouvelles compétences. Elle doit bien sentir les états émotionnels d'une clientèle aux instincts sur-stimulés par les réseaux sociaux et l'action similaire des concurrents. Si elle veut survivre, elle doit aussi interpréter en temps réel les ressentis de la direction générale voire du conseil d'administration, sans parler du personnel.
La DSI a toujours besoin de quelques geeks surdoués qui sachent aller au cœur de machines complexes et souvent opaques (réseaux neuronaux en particulier) et pour veiller à la sécurité. Mais sa stratégie relève principalement de l'intuition et d’un sens de l’humain appuyé sur une solide formation psychologique et sociologique.
3. Rien ne change vraiment.

Les humains de formation "littéraire" restent toujours aussi imperméables aux réalités d'une informatique de plus en plus complexe. Quant aux scientifiques, l’hyper-rationalisation de la conception des processus et des logiciels laisse peu de place à l’empathie, à la compassion, au charisme entraînant. Ces concepteurs et pilotes de systèmes ont d'ailleurs déjà trop à faire avec des programmes de plus en plus complexes, peu transparents (problème de la XAI, explainable artificial intelligence).
Et de toutes façons, ils doivent au jour le jour courir après des technologies galopantes et des agressions (virus, déni de service, ransomware) de plus en plus sophistiquées.
Entretien avec Pierre Berger, https://gouvmeth.com
mené par Gérard Balantzian http://lentreprise4-0.com/

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