Souvenirs de la Pierre-qui-Vire




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Je n'ai pas encore dix ans quand mes parents m'annoncent, un peu avant Pâques, que je vais aller en pension et non pas terminer ma scolarité chez les sœurs Roullier (deux demoiselles qui, typiques de leur génération, n'avaient pas trouvé mari après la guerre de 1914 ; de petites classes, sérieuses mais quasi-familiales, et proches de la maison). Je n'en suis pas tellement attristé : partir à la Pierre-qui-Vire, c'est rejoindre mon grand frère Jean-Marie, qui ne s'en plaint pas. Et je pouvais espérer la protection de l'oncle Luc.


Le monastère, Un espace consacré


Quand on arrive à la Pierre-qui-Vire à la fin des années 40, où les destructions de la guerre justifient encore le gazogène pour le camion qui vous amène de la gare d'Avallon, après quelques heures de train, rapide jusqu'à La-Roche-Migennes, tortillard après, avec trente kilomètres de petites routes qui serpentent dans le bocage morvandiau, puis dans la forêt... on se croit aux antipodes de toute civilisation, au pur royaume d'une puissante communauté monastique.

Cela tient pour une part au site, particulièrement bien choisi pour un monastère, surtout cistercien. Le père Muard, fondateur, l'aurait demandé en raison de son caractère malsain. Au bord d'un plateau assez vaste et assez plat, le Trinquelin a creusé une sorte de cirque, dans lequel s'avance un éperon rocheux sur lequel est construit le monastère. Dès qu'on s'éloigne assez, notamment vers l'arrière du monastère, vers la ferme, cela devient beaucoup plus banal. En revanche, on garde des impressions très montagnardes soit en descendant le torrent vers le village de Trinquelin et la Cure, soit en allant vers Saint-Léger-Vauban, on passe à "La Borne" avec une profonde descente vers Saint-Andeux.

L’espace est marqué par les vastes et solennels bâtiments, cernés de toutes parts, et de plus près alors qu’aujourd’hui, par la forêt.

La disposition même de l’église abbatiale, telle que l’ont conçue ses architectes et qu’elle estt encore en 1950, exprime fortement la séparation de la communauté monacale par rapport à l’espace, accessoire en quelque sorte, des fidèles non religieux. Espace, bien entendu, situé plus bas.

De là, la volée de grandes marches qui montent vers le transept (la partie centrale du déroulement de la liturgie) est encadrée par deux petits escaliers qui s’enfoncent en tournant vers les cryptes, vers le mystère sépulcral de leurs reliques. Pas de communion des vivants sans rappel des trépassés. Aux principales heures, toute la communauté défile en silence et rejoint les stalles étagées du choeur des moines.

Tout autour des bâtiments de granit rose, le parc fermé (la « clôture ») monastique, puissamment marqué par la topographie du site choisi à la fondation. Le monastère, du haut d’un escarpement, domine une petite vallée presque fermée ou passe un torrent, le Trinquelin, et son permanent bruit de fond. Autour, le vert sombre des sapins et des grands feuillus traditionnels, chênes et hêtres.

C’est vraiment une « clôture » dans l’espace, religieusement marquée par le cimetière, les grandes stations en granit du chemin de croix et, pour la procession de la Fête-Dieu, les tapis de sciure colorée où passera le Saint Sacrement.

Tout proche, le dolmen de la « pierre qui vire », ou plutôt qui « virait », car ses mouvements suspects de paganisme ont été bloqués d’un peu de ciment et couronnés d’une grande statue de Notre-Dame.



Procession (des Rogations, je pense), dans le parc (la "clôture").

La temporalité liturgique


Formidable machine humaine qu'un monastère, avec ses mouvements réglés par un saint accord des rythmes de la nature avec ceux de la liturgie, avec des travaux qui ne sont eux-mêmes qu'une forme de prière, un espace d'activité entre deux "heures", mot qui ici signifie lui-même prière (prime, tierce, none, vêpres, complies, matines...).

Le temps est scandé dès 6 heures du matin et jusqu’à 9h du soir par les cloches, petites ou grosses. La messe quotidienne du matin.

Et ce cycle quotidien s’insère dans le cycle annuel des saisons et des temps liturgiques. L'Avent accompagne la descente vers la lumière cachée de Noël et du solstice d'hiver. Le carême, au long de ces interminables mois de l'hiver et du premier printemps, monte doucement, puis de plus en plus durement vers Pâques. Majestueux spectacle total, convergence des coeurs et des corps, vers la printanière nuit pascale.

Alors, après les duretés naturelles du froid et des courtes journées, après les duretés choisies du jeûne, après la terrible quinzaine de la Passion, où même les cloches ont cessé de batte, remplacées par l'aigre raclement de la crécelle, après les noires cérémonies des Ténèbres où, dans la chapelle sans lumières, les mains frappent sur les bancs pour évoquer le tremblement de terre à la mort de Jésus...

Et l’on arrive à la veillée pascale, lancée par la réforme liturgique vers 1950. Jusque là, on disait la messe du samedi saint le matin, avec un petit foyer apporté dans le chœur pour présenter le feu. Avec la nouvelle liturgie, l’assemblée se groupe devant l’église, on allume un vrai feu de camp, et de là le gros cierge pascal. Alors on entre dans la nuit de l’église éteinte, tous allument leur bougie et s'élève la voix pure d'un jeune diacre entonnant l'Exultet. https://www.youtube.com/watch?v=-6ckA6RA94o (pas tellement bien chanté dabs cette vidéo. En général, ce chant est aujourd’hui remplacé par des versions françaises ; il faut dire que le texte latin est trop long et monotone, une fois lancé de l’ouverture).

Et le coeur sait, et le corps sait que demain, dimanche de Pâques, il y aura du vin et du gâteau sur la table du réfectoire.

Aux plus grandes fêtes, la messe est "pontificale", et le père Abbé quitte sa stalle pour prendre place sur le trône épiscopal, entouré du diacre, du sous-diacre et du prêtre assistant. Et toujours les libres, priantes et inspirées du grégorien, quelquefois remplacées ou soutenues par un petit orgue de choeur. Encens balancé par le thuriféraire, mouvements autour de l'autel, déroulement de cet extraordinaire spectacle total qu'est une grand-messe, depuis les humbles invocations du confiteor, l'appel au secours du kyrie, la célébration du Gloria, l'acte de foi du Credo, puis l'offrande, puis la concentration croissante vers la consécration et l'élévation, têtes baissées.

Puis la participation au mystère, matérialisée par la communion, et le retour à la sérénité, au calme, jusqu'à l'envoi final. Ite, missa est. A-t-on jamais fait mieux, même le GesamtKunst (art total) wagnérien, que cette célébration qui n'est ici que le sommet d'un immense et permanent iceberg de silence partagé ?

La classe du Père Maur, monastère en réduction


La classe de cinquième est dirigée par le père Maur comme une sorte de petit monastère à elle toute seule. Avec des méthodes à la fois archaïques et, d'un certain point de vue, très modernes.

Lever 6h en semaine. 7 h le dimanche (je crois), avec la cloche de l'Eglise qui donne le signal. La journée commende avec la messe, dans une chapelle qui nous est réservée. Copiant le modèle (on dirait aujourd'hui la scénographie) du choeur de l'église monastique, il célèbre la messe face aux enfants et a installé, au fond, un petit trône pontifical. On y joue son rôle à proportion des résultats scolaires et des notes de conduite. Le meilleur joue le rôle du Père Abbé, les seconds l'entourent. Il y a donc une réelle participation à la liturgie, très en avance pour l'époque.

On dit l'office du jour, avec des variations si les fêtes sont de 1e classe, 2e classe. Le jeu des oraisons, etc. Le père Maure offre ainsi toute une initiation active à la liturgie, mais une liturgie arrangée un peu à sa façon.

Le dimanche, messe conventuelle en milieu de matinée. Avec une participation plus ou moins importante aux rôles de la messe pontificale : céroféraire, thuriféraire et porte livre, et porte cierge pour la messe pontificale. Et pour ne pas perdre les deux grands moments de la vie liturgique, l’école exigeait (malgré le désir de la majorité des parents) que les vacances de Noël et de Pâques ne commencent qu’au matin de ces fêtes.

Le réfectoire est une grande pièce carrée, avec un pilier au milieu et quatre table. La table principale est présidée par le père Grégoire, durant tout le temps de mon séjour. Dans le coin à droite, la chaire du lecteur.

Les repas se prennent en silence. On lit un petit passage d'évangile au début (il me semble) ou on change un bénédicité. Puis un élève, du haut d’une petite tribune, fait la lecture. Je me rappelle de Biggles, du Bossu de Paul Féval, de Treize à la Douzaine de Gilbreth, d’Ibn Saoud.. On lit recto-tono. A la fin, lecture du martyrologe.

La classe elle-même (en tous cas les dernières années) a aussi une structure hiérarchisée. Au fil des mois, les compositions (les contrôles, dirait-on aujourd'hui) permettent d'acquérir successivement des grades universitaires : bachelier, licencié, agrégé, docteur... et chaque grade a de petits avantages, par exemple double ration de chocolat au goûter. Vers Pâques, un concours entre les docteurs désigne l'académicien (ce fut moi quand j'ai redoublé ma cinquième), qui a droit à un bureau surélevé et encore plus de petits privilèges.