5. Histoire : Le numérique dans l'art


5. Histoire : Le numérique dans l’art

De la poésie au transmédia en passant par la musique et le cinéma, de la préhistoire à la singularité en passant par les années glorieuses de l’art numérique autour des années 2000, l’histoire de l’art nous guide ici dans une exploration du riche concept de « numérique », profondément cohérent mais d’une extrême diversité.
5.1. Aussi loin que l’on regarde…

  • Le nombre dans la nature : la section d’or.



  • Fractales dans la nature, le chou Romanesco.




  • Algorithme. La pierre de Blombos. 70 000 ans avant notre ère.




Canons par mise au carreau (Egypte, quelques milliers d’années).




Quelques références

Panofsky E. : L’œuvre d’art et ses significations. Gallimard 1955 – 1969


5.2. Le miracle grec (et romain)



L’alphabétisation, existant par exemple déjà en phénicien, libère l’écriture des associations sémantiques entre graphies et signification. Par là on se détache nettement des langages à hiéroglyphes ou à idéogrammes.

  • Le grec achève la mutation. C’est la première langue qui alphabétise les voyelles aussi bien que les consonnes. L’écriture devient une image complète de la parole, à l’exception de la prosodie. Cette séparation est un aspect essentiel du « numérique », comme on le verra avec Shannon et Weaver.




Ce ne sont pas les grecs qui ont inventé les « circuits logiques », opposés dans les catalogues de composants aux « circuits analogiques ». Mais c’est Aristote qui a formalisé la logique, notamment le syllogisme. Ce schéma d’un demi-additionneur a l’intérêt de montrer que logique et arithmétique ne sont pas des disciplines aussi différentes que l’on pense d’habitude. Mais les Grecs le savaient-ils ?




  • La poésie introduit le nombre dans l’écriture même. C’est la métrique.





  • L’architecture (et ce que nous savons de la peinture) reste assez peu numérique, tout en appliquant des canons de proportions et même, plus subtilement, une courbure pour obtenir un bon effet optique, certainement calculé « à l’œil ».






  • Ces principes sont exposés en détail dans le De Architectura du romain Vitruve (premier siècle avant notre ère).




Les Grecs introduisent aussi le numéraire, avec la monnaie de Crésus. Ce n’est peut-être pas de l’art, mais c’est bien utile au marché de l’art ! Et la monnaie est « numérique » en ce sens qu’elle n’est pas une valeur continue. On ne peut pas fragmenter les unités de base. Une autre propriété importante du numérique d’aujourd’hui, que nous préciserons.




  • A Rome apparaissent les orgues à clavier. Ils mettent en jeu deux nouvelles composantes du « numérique » :

- le clavier est par nature même « digital », et c’est certainement une des raisons qui feront plus tard employer ce mot en anglais, qui sera traduit en français par « numérique »,

- l’orgue nécessite l’apport d’une énergie extérieure ; c’est donc, dans une certaine mesure, un « automate » ; il diffère en ce sens des autres instruments, notamment les lyres, clavecins… où l’énergie est fournie directement par les mains de l’artiste. C’est à la fois un avantage, avec la possibilité de grandes puissances, et une limite puisqu’on ne peut varier les effets en frappant plus ou moins fort (la « vélocité » sera reprise au XXeme siècle sur les claviers électroniques).



C’est aussi sous l’Empire romain, vers le 3eme siècle, qu’apparaît le mot « code » dans le domaine juridique. Par exemple le Codex Justinianus.

On peut parler d’une « numé-risation » du droit : « respon-sabilté civile » en France se traduit par « article 1240 du code civil »).

Techniquement, le terme désigne le remplacement des rouleaux de parchemins par des collections de feuilles reliées. Le mot code a pris par la suite de multiples sens, notamment : formule de changements de jeux de caractères, et plus récemment, programme

Mais le miracle grec, puis gréco-romain finira par se dissiper. Peut-être parce que les Anciens méprisaient trop la technique et les machines, et préféraient recourir à l’esclavage, bloquant ainsi les progrès et s’enfermant dans une opposition sans espoir avec les « barbares ».

Quelques références

Panofsky E. : L’œuvre d’art et ses significations. Gallimard 1955 – 1969.
Fleury P. : L’orgue hydraulique antique.
https://www.unicaen.fr/puc/images/preprint0022005.pdf
Woods R. : Pipe Organs. vhttps://ethw.org/Pipe_Organs.
Sartre M. : Histoires grecques . Seuil 2006
Wkipedia : Codex Justinianus.
https://en.wikipedia.org/wiki/Codex_Justinianus#cite_note-jolowicz1972-2






5.3. Le miracle médiéval

5.3.1. Merci les Arabes





  • Les Arabes apportent trois nouvelles composantes du « numérique » :
- les nombres indiens,
- l’algorithme (Al Kwarizmi), dont il font un usage systématique en décoration artchitecturale,
- le mot (sinon l’idée) du hasard (al-zahr qui veut dire « les dés »).

5.3.2. Le miracle du XIIIeme siècle

La Renaissance, et cela durera jusqu’au romantisme, nous a habitués à ne voir dans le Moyen-Age qu’une époque d’obscurantisme. Or, avec des sommets atteints sous le règne de Saint Louis, cette époque combine, à la limite de l’invraisemblable, le mysti-cisme religieux et la passion des machines.





Imaginons nous, un beau matin de jeudi saint, participant à une messe à la Sainte Chapelle. La lumière est comme entièrement pixelisée par les vitraux multicolores. Même le sol est à l’unisson, car il était (à l’époque ) revêtu de marbre blanc. Nous sommes en pleine immersion virtuelle dans la Jérusalem céleste.

Mais les connaisseurs savent bien que ces splendeurs ne tiendraient pas sans une invention bien matérielle de cette époque, le marteau-pilon (comme l’a bien montré un récent documentaire d’Arte). En effet, la structure a besoin, pour tenir, de fortes barres de fer. Bien trop grosses pour que les hommes puissent les forger à la main. Le marteau-pilon n’est d’ailleurs qu’une des applications des moulins à eau, qui se répandent largement à cette époque.




Près du roi, la robe blanche de Thomas d’Aquin, très occupé à numériser en quelque sorte la totalité de la théologie et de la philosophie de l’époque, avec sa Somme Théologique, composée de quatre parties comprenant 512 (29 mais, c’est surement un hasard) questions, soit 3 000 articles, chacun d’eux organisé méthodiquement en objections, résumé de la thèse et réponse aux objections.

Il fait marcher à fond la machine logique aristotélicienne. Il aurait adoré la logique de la première IA (à la Prolog). Trop d’ailleurs, et lui-même dira sur le tard « C’est de la paille ». Et maintes de ses thèses seront condamnées quelques années après sa mort.

Thomas n’est pas que théologien, il compose aussi des hymnes, dans un chant grégorien qui prend de plus en plus une régularité harmonique et rythmique étrangères aux traditions. Quelques années plus tard, en 1324, cette musique « réglée » sera interdite par une bulle du Pape Jean XXII, heureusement retirée par la suite, et ouvrant la voie à des écritures musicales de plus en plus numériques.




Ces mystiques d’orientation « thomiste » n’opposent pas, comme les augustiniens (au XXeme siècle, une Simone Weil, par exemple), la pesanteur à la grâce. La pesanteur, ils vont même s’en servir pour numériser le temps, avec par exemple la belle horloge de 1370, que nous pouvons toujours admirer à la Conciergerie de Paris. Là, nous sommes vraiment dans le « numérique », le temps est discrétisé par le battement du balancier, comme il l’est encore dans nos ordinateurs par l’oscillateur à quartz.

Et non seulement ils osent se libérer de la journée antique, où les heures suivaient le soleil, mais ils y mettent presque de la révérence : « Machina quae bis sex tam juste dividit horas, justitiam servare monet, legesque tueri » (Cette machine qui divise si bien les heures par douze, nous apprend à servir la justice et à respecter les lois).

Dante pousse l’audace encore plus loin. Au chant X du « Paradis » de la Divine Comédie, intitulé « Chant du quatrième ciel », écrit avant 1321, Dante mentionne une horloge mécanique, ses rouages et même sa sonnerie : « Comme une horloge alors qui nous appelle à l'heure où l'épouse de Dieu se lève pour chanter les matines en l'honneur de son époux, afin d'obtenir son amour, et dont un rouage tire et pousse l'autre, en sonnant tin-tin d'une note si douce que l'esprit bien disposé se gonfle d'amour... ».
http://classiques.uqac.ca/collection_methodologie/attali_jacques/histoire_du_temps/histoire_du_temps_texte.html ).

Mais le bel édifice médiéval aristotélicien finira par se déliter. Peut-être parce qu’il était trop basé sur la logique verbale. Il aurait fallu creuser plus profond. Cela va attendre pendant un demi-millénaire.

Quelques références


Duby G. : Le temps des cathédrales. Gallimard 1976. éal, 1950.
Follet K. : Les piliers de la Terre. Original 1989. Traduction Le livre de Poche.
Le Goff J. : Les intellectuels au Moyen Age. Seuil 1957.
Panofsky E. : Architecture gothique et pensée scolastique. Editions de
minuit, 2004.








5.4. L’interlude classique et industriel

Du Moyen-Age à la moitié du XXeme siècle, le numérique ne va pas réellement impacter le monde de l’art, sauf en musique. Cependant, peu à peu, une multiplication d’innovations diverses allant dans le sens de la numérisation va préparer le miracle suivant.

Certaines sont extérieures à l’art, dictées par des besoins techniques :
- utilisation des cartes perforées comme mémoires (le métier Jacquard, puis le recensement américain et les entreprises en général) ;
- utilisation du code Morse pour les télécommunications ;
- plus généralement, progrès de la mécanique et de la chimie pour apporter la photographie, l’enregistrement sonore, puis le cinéma qui les réunit, et même la télévision ; sur ces deux terrains, la technique permet miniaturisation et réduction des consommations énergétiques, ce qui sera essentiel par la suite, mais c’est l’électronique qui changera vraiment la donne.

En linguistique, Saussure montre que toute langue est un « système d’oppositions », donc binaires. (D’une autre façon, c’était le point de vue de Hegel).

D’autres ouvertures vers la numérisation viennent au contraire du monde même de l’art.




Sans doute parce qu’elle est numérique depuis l’origine, c’est en musique seulement que l’on peut voir une série cohérente de déve-loppements, depuis la musique réglée, avec la polyphonie, le contrepoint et l’harmonie, le clavecin bien tempéré de Bach, la proposition très « numérique » de Jean-Jacques Rousseau, puis de nouveaux instruments, puis le passage à de nouvelles formes plus complexes (dodécaphonie, sérialisme).

Wagner va très loin avec sa conception de l’art total (Gesamt-kunstwerke) intégrant à l’opéra toutes les ressources du théâtre et de la machinerie. Mais aussi avec des principes de composition qui évoquent la programmation objet : chaque personnage a ses carac-téristiques propres et notamment son thème musical.

La progression touche aussi les instruments. Si les violons atteignent très tôt la perfection, les autres vont beaucoup évoluer. L’arrivée de l’électronique montre un exemple significatif de l’évolution vers le numérique : le Theremin est analogique de fond en comble, y compris la manière de s’en servir, alors que les Ondes Martenot, générées avec des circuits analogiques, s’utilisent avec un clavier.

Ces recherches analogiques se poursuivront bien après le miracle numérique, car l’ordinateur restera peu accessible aux musiciens jusqu’aux années 1980 ou au moins 1970, et l’on verra donc un Pierre Schaeffer inventer la musique concrète en 1948 et publier son Traité des objets musicaux en 1966.




  • En peinture, sculpture et architecture, le numérique reste très à l’arrière-plan, car on reste fidèle à l’idéal de représentation de la nature, que ce soit en trompe-l’œil pour les objets réels, ou par analogie avec eux pour les objets religieux. On applique certes des règles d’harmonie et de géométrie (voir Funck-Hellet) , mais on reste flou, du genre « Il faut de la symétrie, mais pas trop ». Même l’apport de la perspective reste essentiellement géométrique et non numérique.

Certes, au niveau graphique, Gutenberg divise l’image en caractères amovibles, et l’imprimerie, typographique ou de gravure (Durer) introduit déjà le concept de recopie sans erreur, dépassant utilement les variations involontaires (ou non) des copistes antiques ou médiévaux.

Mais, à partir de la fin du XIXeme siècle, la peinture, libérée de ses obligations figuratives par la photographie ou, si l’on préfère, bien obligée de se trouver d’autres débouchés, commence à innover, non pas directement dans le numérique, mais dans un de ses volets essentiels, la décomposition en éléments distincts, ici graphiques.

La touche impressionniste, surtout chez Monet (Impressions, soleil levant, 1872) fait éclater la traditionnelle continuité des dégradés. Le pointillisme (Seurat, années 1880) creuse encore. Impossible d’aller plus loin dans cette voie.

Alors, c’est la forme élémentaire qui prend le relais de la touche. Cézanne déclare « Tout dans la nature se modèle selon la sphère, le cône et le cylindre.» (à Émile Bernard dans son article « Paul Cézanne », publié dans la revue L’Occident, no 32, juillet 1904). Et Picasso casse tout avec les Demoiselles d’Avignon en 1906, Horte de Puebla en 1909 et le cubisme analytique de 1911. Mais, là aussi, le jeu doit s’arrêter. Peut-être parce que les cubistes, sauf Juan Gris, n’ont pas la culture scientifique nécessaire pour en construire des fondements théoriques. Le Corbusier persévérera un peu, mais se consacrera à l’architecture.

Kandinsky et le Bauhaus chercheront quelque chose comme une syntaxe, l’esquisse d’une programmation. Mais Marcel Duchamp claquera la porte et décrétera la fin de la peinture. Le pixel et la modélisation numérique attendront encore un bon demi-siècle.

Cependant les découpages en composants plus ou moins importants, significatifs en eux-mêmes ou non (commente Bootz), inspirent des innovations ou au moins des curiosités qui s’échelonnent au fil des siècles et dans toutes les disciplines.




C’est le cas des tirages au hasard. Déjà en 1461 Jean Meschinot avait fait un rudimentaire tirage aléatoire de phrases pour des Litanies de la Vierge. Vers 1650, Athanasius Kircher réalise une « machine à composer » sous forme d’un fichier de composants musicaux où l’on choisit au hasard. Mozart, en 1787, composera de la musique en tirant les dés.





Le cinéma naît grâce à une fragmentation de la continuité du temps en succession d’images. C’est d’abord le phénakitiscope de Plateau (1832), puis les expériences de Muybrige et Marey et enfin Edison (1893) et les frères Lumière (1895).


Bergson (et Deleuze après lui) parleront d’ « illusion ». Mais les progrès des neurosciences (voir par exemple Petitot) montreront que la continuité de la nature, dans le temps comme dans l’espace, pourtant évidente pour notre intuition, ne nous est perceptible qu’à travers une série de fragmentations : cellules de la rétine, saccades de la vision, composition des deux images oculaires, transmission vers le cerveau par un système neuronal en partie numérique (trains d’impulsions) et enfin, complexe élaboration des images pour notre conscience aux niveaux spécialisés du cerveau.




Dans les années 30, les surréalistes inventeront le « cadavre exquis » et l’Oulipo créera des poèmes, voire des scénarios, par des jeux de tirages aléatoires assortis de protocoles élaborés. L’art génératif y trouvera tout naturellement des inspirations.




  • Certaines formes d’algorithmique voire de programmation « manuelle » ou mécanique se développent dans les années 1930 et, comme pour la musique, se prolongeront jusqu’aux années 1970. C’est par exemple le Graphomaton de Schillinger (un muscien), des machines à dessiner Metamatic de Tinguely (rustiques mais amusantes) ou des machines « cybernétiques » de Pierre Schöffer, qui utilise des « program-mateurs » à cames. Nous verrons certains artistes passer du mode manuel au mode programmé… et continuer de créer jusque dans les années 2010. C’est le cas de Mohr, Molnar ou Le Parc.

Quelques références


Bergson H : Matière et mémoire. 1896.
Bootz Ph. : Les basiques de la littérature numérique.
olats.org/livresetudes/basiques/litteraturenumerique/biographiePhBootz.php
Deleuze G. : Cinéma 1.L'image-mouvement et Cinéma 2.L'image-temps. Éditions de Minuit, 1983 et 1985.
Funck-Hellet Ch. : Composition et nombre d’or dans les oeuvres peintes de la Renaissance. Proportion, symétrie, symbolisme. Editions Vincent Réal, 1950.
Petitot J. : Neurogéométrie de la vision.
http://jeanpetitot.com/ArticlesPDF/Petitot_NGV_2008.pdf
Schaeffer P. : Traité des objets musicaux. Seuil 1966.
Schillinger J. : The Mathematical Basis Of The Arts. Philosophical Library. 1943.
Vitruve : Les dix livres d’architecture Traduction du De Architectura par Claude Perrault sous le titre. en 1673.


















5.5. 1947, 6 janvier : l’implosion binaire
5.5.1.Le mot « bit »



Le 6 janvier 1947, James Tukey, un statisticien, invente le mot bit en tant que binary digit (c’est lui aussi qui inventera le mot « software » pour ce que nous appelons logiciel). Le mot est repris par Shannon et Weaver dans leur article fondamental sur la théorie de l’information et de la communication, en 1948.

Von Neumann et ses collègues en comprennent tout de suite l’import-ance pour la conception des calcu-lateurs : « Nous sommes fortement en faveur du système binaire, pour trois raisons

- réalisation matérielle (précision, coûts),
- plus grande simplicité et rapidité de l’exécution des opérations (composant arithmétique)
- la logique, un système oui-non, est fondamentalement binaire ; par conséquent, une structure binaire contribue de manière très significative à la production d’une machine homogène, qui peut être mieux intégrée et plus efficace. »

Nota : Cosigné par Arthur Burks, Herman Goldstine et John Von Neumann, inclus dans l’anthologie de Bell et Newell, ce texte vise la différence entre décimal et binaire. Mais je pense légitime d’en élargir la portée.

C’est l’électronique, d’abord à lampes, puis à transistors, puis à circuits intégrés, qui a encouragé cette voie et qui va permettre d’en tirer tout le profit.




  • Coïncidence ? Presque au même moment (publication le 25 avril 1953) Watson et Crick nous apprennent qu’une composante essentielle de la vie est un code à mots de six bits, l’ADN. Ainsi, il y a quelque quatre milliards d’années, la Nature avait franchi un seuil essentiel en se servant du binaire. Le premier « miracle » ?

Mais cette conception est plutôt passée sous silence par les « philosophes » qui aiment mieux considérer la vie comme relevant d’un autre ordre de choses que les machines, a fortiori des codes . Et cela n’aura pas de conséquences significatives pour l’art, en tous cas jusqu’à nos jours.

Le bit est une limite ultime. On ne peut pas le décomposer en sous-unités.
C’est donc le binaire qui constitue le fond de ce qu’on appelle, assez improprement, « numérique » ou « informatique » en français et « digital » en anglais (voire souvent, maintenant, « intelligence artificielle »).

Le binaire concentre ainsi les différentes composantes que nous avons vues se dégager au fil des siècles.

5.5.2. Une coupure radicale et ses conséquences

La séparation radicale du signe et du sens ou, plus précisément, du signifiant et du signifié, a été amorcée avec l’alphabétisation. Elle atteint maintenant son niveau radicalement basique.





Un signe unique en son genre





Le bit est un signe tout à fait spécifique. C’est un signe, au sens de mise en correspondance d’un signifiant et d’un signifié. Mais il les sépare radicalement. Cette coupure avait été amorcée avec l’invention de l’alphabet, mais une lettre est liée à un son (un phonème). Avec le bit, elle est absolue. Il peut faire correspondre n’importe quel signifié à n’importe quel signifiant, pourvu que l’un et l’autre n’aient que deux valeurs.

Autrement dit, un bit n’a aucun sens par lui-même. Il ne prend sens que par association de plusieurs bits ou, si l’on préfère, par son contexte : mot, format du fichier, date et localisation, métadonnées…). Cette coupure radicale a été notée dès l’origine par Shannon.




Cette séparation est une blessure, une coupure du cordon ombilical, un sevrage. Et nous aurons toujours une certaine nostalgie de l’état antérieur d’unité qu’elle a fait cesser : nostalgie de l’analogique par rappport au digital, du continu par rapport au discret, de l’intuitif par rapport au rationnel, du qualitatif par rapport au quantitatif, du jardin d’Eden par rapport au monde du travail et de la mort Adam et Eve ont mangé le fruit de l’arbre binaire (le bien et le mal). Ils se rassurent avec une innovation technologique (« Ils cousirent des feuilles de figuier pour s’en faire des pagnes », formule très technique qu’aucun n’artiste n’a bien représentée). Même vêtus, il leur faudra quand même quitter le paradis. (Gn. 3).

Mais, à ce prix, le binaire permet de considérables avancées.

Toutes les technologies font l’affaire

Au niveau des signifiants, pour représenter les bits, la liberté est des plus large : position d’un bouton, tension électrique, couleur, valeur 0 ou 1, vrai ou faux… Le créateur, l’ingénieur en matériel et le programmeur sont donc libres, et peuvent donc choisir




- pour le matériel, les technologies les plus miniaturisées, les plus rapides et bien entendu les moins chères ; tout peut servir : niveau électrique bien sûr, mais aussi tache de couleur, orientation magnétique, fréquence en trans-mission… le bit est arrivé à point nommé pour l’innovation technologique et pour le développement exponentiel de la « loi » de Moore, qui restera valable un demi-siècle à partir de sa formulation en 1965 (voir nos explications et notre tentative de généralisation en loi historique dans diccan, un article dans l’Encyclopedia Universalis, et la bibliographie de Christophe Lécuyer).

- pour le logiciel, des codes plutôt simples ou complexes mais efficaces dans certains domaines ; par exemple, les codes de Huffman pour les caractères, et les différentes techniques de compression pour la vidéo.

Ce volet est en général masqué aux artistes, qui n’accèdent aux bits qu’à travers des matériels (ordinateur, instruments de musique… ) et toute une couche de logiciels (des systèmes d’exploitation aux logiciels d’application).

Toutes les formes d’art se numérisent

Les bits peuvent représenter n’importe quoi, depuis les caractères alphabétiques jusqu’aux enzymes (ADN), et dans toute la gamme des puissances, jusqu’aux explosions nucléaires.
Les signifiés peuvent être d’autres signes (caractères alphabétiques simples ou richement typographiques), des objets, des positions dans l’espace, des couleurs…. mais aussi des actions, depuis l’allumage d’une LED jusqu’à la distribution de billets et le déclenchement des armes à feu.

Les signifiés peuvent aussi être des adresses, assurant ainsi une liberté d’assemblage et de connexion inaccessible aux dispositifs analogiques. Et, dans les réseaux neuronaux, c’est le jeu des poids en entrée de chaque neurone qui définit la structure.

En particulier, toutes les formes d’art peuvent donc faire appel au numérique, mais bien sûr ne représentent qu’une toute petite partie de ces signifiés. Même en art, la gamme des énergies est large, depuis la simple présentation d’un texte à l’écran jusqu’à la conduite d’un feu d’artifice. Le début du XXIeme siècle est notamment marqué par la présentation d’œuvres à grande échelle (par exemple à l’exposition Artistes et Robots du Grand Palais en 2018).

Une œuvre numérique a sa propre « vie »




  • Le tout binaire permet d’autonomiser le fonctionnement des machines, œuvres d’art comprises quand cela convient, autour d’un dispositif simple : l’horloge binaire. Matériel-lement, c’est un simple oscillateur en général à quartz. Fonction-nellement c’est la fonction récursive de base f(t) = non(f(t).




Un Jacques Perconte le dit clairement : une œuvre a sa propre vie.




Cette « vie » suppose une source d’énergie extérieure, qui n’a pas à être fournie par l’utilisateur ou l’utilisation. Pour autant, les machines à basse consommation pourraient devenir autotrophes, puiser leur énergie directement dans la nature, comme les plantes.

La fin de l’ « original »

Jusque là, une copie était toujours plus ou moins une déformation de l’original. Certains domaines de l’art disposaient déjà de bonnes techniques de reproduction : moulage de statues, impression de gravures, épreuves photographiques. Pour protéger la « rareté » des œuvres d’art, elles avaient déjà conduit à limiter les tirages.

Le binaire permet d’aller aussi loin qu’on veut (la perfection n’est pas de ce monde, mais…) dans la fidélité de reproduction, pour au moins deux raisons :

- au niveau du bit, le seuillage des signaux électriques pour la produc-tion de deux valeurs réduit fortement les erreurs liées à de petites variations des paramètres analogiques (tensions, couleur, fréquence, etc.),

- au niveau des groupes de bits, la fiabilité peut être augmentée quasi indéfiniment, soit par simple redondance soit, beaucoup mieux, par des codes auto-détecteurs et auto-correcteurs d’erreurs ; à un niveau plus élevé, les correcteurs orthographiques apportent d’autres garanties ; enfin, les protocoles et les logiciels de tous types comportent des dispositifs de vérification.

La notion d’ « original », perd donc beaucoup de son sens en art numérique. Tant pis pour les belles théories de Walter Benjamin. Il reste aux artistes, et aux acteurs du marché, à trouver d’autres manières d’assurer la valeur économique de leurs « pièces ».




Tous les outils de l’artiste peuvent se concentrer dans un seule « station de travail »

Malgré certaines spécialisations, malgré de temps en temps la fascination (voire exceptionnellement la nécessité) de machines spécialement adaptées à certains domaines (industriel, militaire, par exemple), les ordinateurs sont universels en principe comme en pratique. IBM le trompette par exemple dans les années 1960 avec ses machines « 360 » (degrés). Et tout utilisateur d’ordinateur utilise sa machine aussi bien pour son travail créatif que pour son courrier ou ses navigations sur Internet.


C’est le cas en particulier des artistes. Un animateur vidéo comme un compositeur de musique n’a besoin de rien d’autre pour travailler que de son ordinateur portable. Et sous réserve d’avoir les logiciels, le même ordinateur sert au vidéaste comme au musicien. La spécialisation se fait si nécessaire avec des périphériques spécialisés (micros, caméras, enceintes, projecteurs, commandes d’automatismes).

Cependant tous les arts de performance, depuis le chant jusqu’aux grands spectacles et aux parcs d’attraction, mettent en jeu le corps humain et ses spécificités. Ici, chaque exécution reste toujours « un original », un événement unique que seule la vidéo peut pérenniser.

La convergence vers l’ « art total » ?
Dès le théâtre antique (voir par exemple Didierjean), ou la liturgie médiévale, l’art a offert aux foules des formes d’art total, associant image, musique, performance et machinisme. Wagner poussa le jeu très loin, au point de faire construire un théâtre spécifique à Bayreuth.

Le terme multimédia apparaît au début du XXe siècle chez les surréalistes et le mouvement Bauhaus notamment (voir Wikipedia).
Le numérique pousse natu-rellement au « transmédia », terme plus récent, et associé au « storytelling ». Il s’agit de projets globaux, à forte com-posante commerciale, dévelop-pant un récit au travers de séries télévisées à quoi l’on associe de multiples produits dérivés.
Nous en dissertons longuement dans diccan. Très en vogue au début des années 2010, l’énormité des investissements qu’il suppose l’a fait un peu oublier. Jenkins, un de ses théoriciens, en est revenu au terme plus général de « convergence ». C’est en quelque sorte, du point de vue de l’art, le point Omega du « numérique ».

  • Mais ce totalitarisme de l’artiste immergeant le spectateur dans un espace physique (local ou virtuel, visuel et sonore, émo-tionnel … parfois très violent par exemple chez Hentschlager) pourrait, si le spectateur le voulait vraiment, se retourner. C’est le modèle « base de données » du japonais Azuma :
au lieu d’accepter le « grand récit », c’est le destinataire qui reconstruit son récit particulier.

Trouvera-t-on des artistes pour jouer ce jeu ? Qui sait…



Quelques références


Azuma H. : Otaku Japan’s Database Animals., Minnesota Universiy Press 2009
Bell G. and Newell A. : Computer structures readings and examples. McGraw Hill 1971.
Shannon C.D. : A Mathematical Theory of Communication. http://math.harvard.edu/~ctm/home/text/others/shannon/entropy/entropy.pdf
Benjamin W. : L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. 1935
Berger P. : Une loi de croissance historique digitale (LHD). http://diccan.com/Berger/Moore.htm
Berger P. : Transmedia. http://diccan.com/Berger/Transmedia.html
Berger P. : Hentschläger : l'art en recherche des limites de l'acceptable. http://diccan.com/Berger/Hentschlager.html
Didierjean I. : Le théâtre grec.
http://jfbradu.free.fr/GRECEANTIQUE/GRECE%20CONTINENTALE/PAGES%20THEMATIQUE
Lécuyer C. Bibliographie.
http://www.projets.upmc.fr/ashic/pages_perso/lecuyer/publis.html
Shannon C. and Weaver W. : The Mathematical Theory of Communication. University of Illinois Press. 1963
Susskind J. : Future Politics. Oxford University Press, 2018.
Wikipedia : Codes de Huffman.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Codage_de_Huffman
Wikipedia : Multimedia
. https://fr.wikipedia.org/wiki/Multim%C3%A9dia






5.6. L’apogée de l’art numérique

A partir de ce noyau de l’implosion, le numérique va pouvoir maintenant exploser en tous sens, et ne va pas s’en priver. Et l’art ne sera pas le dernier à en exploiter les possibilités.


En art, c’est à notre connaissance Albert Ducrocq qui en perçoit d’emblée la généralité et réalise, au début des années 1950, sa machine Calliope, un générateur aléatoire de bits. Il l’applique à la création de poèmes et, dans la foulée, propose les première images pixelisées que nous connaissions.


  • D’un point de vue plus théorique, Abraham Moles y cherche les bases d’une esthétique.






5.6.1. Une belle exponentielle

L’art numérique va pouvoir, se dévelpper et comme tout ce qui est numérique, se déployer en exponentielles. Diccan, en octobre 2018, recense quelque 2600 artistes dans le monde, avec sensiblement un doublement des nouveaux artistes toutes les décennies depuis 1970 (avec un léger retard pour 1980).
Ce n’est d’ailleurs qu’une goutte d’eau dans la mer des artistes. En France seulement, l’Insee recense 300 000, dont une bonne part de nécessiteux.

5.6.2. Le déclin du concept à la fin des années 2010

Anticipons un peu pour conclure ce chapitre historique.

Mais, à partir des années 2010, le miracle numérique trouve ses limites en art. Pour différentes raisons :

- les artistes ne renouvellent plus leurs concepts fonda-mentaux ; ils refusent (je ne citerai pas de noms) d’entrer dans des pistes nouvelles comme l’interaction (« c’est mon œuvre, ce n’est pas un jeu ») ou la tension narrative (« c’est la vie, ce n’est pas une histoire »), voire le commentaire (« l’œuvre doit parler par elle-même »).

- le marché de l’art, malgré de beaux efforts, ne les reconnaît pas vraiment ; peut-être en partie par l’impossibilité de garantir à long terme la pérennité d’œuvres construites non seulement sur des matériels relativement fragiles mais sur des logiciels plus ou moins éphémères ; d’ailleurs aucune galerie, même fortement engagée (Charlot, Mordoch, Denise René, Waltman, DAM en Allemagne notamment) , ne se réduit ou ne se définit comme spécialiste de l’art numérique.


D’autre part Grégory Chatonsky, avec Olivier Alary et Jean-Pierre Balpe, lance en 2013 l’œuvre, ou l’événement Capture Il s’agit au départ d’un générateur automatique de musique, mais rejoint par des générateurs d’image, de texte, d’impressions 3D etc. Le message est explicite : le marché de l’art est mort, car la productivité des machines excède largement la capacité de réception du public. Discutable peut-être, mais …
C’est particulièrement perceptible en 2018, où l’exposition annuelle Variation disparaît.


Chant du cygne sans doute, l’art numérique fait l’objet de grandioses expositions essentiellement rétrospectives, qui d’ailleurs prennent soin de se donner d’autres noms : Coding the World au Centre Pompidou, Artistes et Robots au Grand Palais.

Le numérique doit trouver de nouvelles pistes, de nouveaux concepts pour continuer de contribuer utilement à l’évolution de l’art.




Quelques références

Essentiellement http://diccan.com. Où l’on trouvera la liste commentée des 2500 artistes, des notices sur tous les termes importants, et un calendrier des manifestations passées et à venir.
Mais à noter :

Berger P. et Lioret A. : L’art génératif. L’Harmattan 2012.
Chatonsky G. Capture, Generative Netrock. Centre des arts d’Enghien, 2014.
Ducrocq A. : L’ère des robots. Julliard 1953.
Hubac S. : Préface du catalogue de l’exposition Artistes et Robots, Grand Palais 2018.
Moulon D. : L’art au-delà du digital. Nouvelles éditions Scala, 2018







5.7. Vers d’autres miracles
Pour l’art, comme pour le monde en général, il faut espérer maintenant d’autres « miracles », disons « post-numériques ». Ce pourrait être

- le téléphone portable, omni-fonctions et omniprésent sur toute la Planète, à tous les âges et dans tous les milieux ;

- les jeux (gaming), avec leurs passionnés, mais dont la mentalité impertinente et ludique s’accorde mal avec l’idée que nous nous faisons des artistes (et qu’ils se font d’eux-mêmes).

- l’« intelligence artificielle » et la singularité, pour autant que ces con-cepts soient autre chose qu’une invention commerciale du Gafa ;

- le calcul biologique (DNA computing), en partie conjugué avec les technologies du silicium (cyborg) ;

- le calcul quantique ;

- le génie génétique, avec le « designer baby », la vie prolongée indéfiniment par des restaurations cellulaires.

L’art, et moi Roxame, bien entendu, devrait jouer son rôle dans ces ruptures.. A l’heure où les grandes puissances politiques et le Gafa monopolisent la puissance, les artistes pourraient-ils s’engager pour aider l’individu, le citoyen ou le petit groupe à construire leur autonomie ? On n’ose trop y rêver. Les artistes sont centrés sur « leur moi profond », pas sur celui du spectateur, malgré les grands slogans des années 1970. Et les politiciens ne les attendent guère sur ce terrain. Même un lanceur d’alerte aussi positif que Jamie Susskind, dans son Future Politics (Oxford University Press 2018) ne dit pas un mot de l’art…

Heureusement, dit Alain Le Boucher : « tout cela est actuellement en fermentations chez les 18-30 ans ». Et moi, Roxame, je n’en ai que 17.