SOUVENIRS MANUSCRITS DE MERE

BANDES SON:
IntroductionInterview d'Anne-Marie Boulan-Lefebvre par son fils Michel, à l'issue d'une réunion de famille.
Histoire en patois racontée par Anne-Marie Boulan. Interview par Philippe Lefebvre.
A Queint-Plage Chez Pierre et Marie-Anne Dubois. Intervention de plusieurs enfants, notamment Etienne et Thomas Dubois, Martin Meissonnier. Interviews par Michel Lefebvre.
Chez Simone Boulan A Morigny. Interviews de Simone et d'Anne-Marie par Michel Lefebvre.


Vieilles histoires du temps passé

Bonne-Maman Billiet
Tante Pauline
Bonne-Maman Boulan et Tante Marie Boulan
Tante de Dorlodot et Félicie
Oncle Jules et Tante Marie
La Briquette
Au Rendez-vous des bons enfants
Portrait de Juliette Billiet-Boulan
Gamin
Mes chiens
Déraillement du train de Paris

Les enfants que j'ai égarés
Les accidents
Guerre 14-18, Wimereux
Nos "bonnes"
Le sou de Françoise
Antony
Baptême de Jacqueline
Châtelaillon

L'accident d'Antoine
Pour le Sacré Coeur
Dimanche des Rameaux
Vacances internationales

Guerre de 40 (le crottin)
L'exode
Une conférence sur l'éducation

Attila (Emmanuel)
Catherine
Annick
Virginie
Etienne

Luxembourg
Voyage au Congo
Textes divers



----- 15 décembre 1939

Vieilles histoires du temps passé

Michel a eu la jolie idée de réclamer la généalogie de la famille pour ceux qui ne la savent pas. Et ceci m'amène à penser qu'il y a de bien belles histoires, que personne ne sait plus, et si je ne les dis pas, après moi elles seront perdues pour toujours.

Je voudrais, dans la roulante, en raconter quelques unes.

En voici une, dans la forme et dans les mots mêmes où je l'ai entendue:

Il y a quelque cent ans, un jeune homme brave et courageux aimait une jeune fille fraîche et décidée. C'étaient Bon-Papa et Bonne-Maman Billiet. Ils s'aimaient. Il n'avait pas de situation. Elle n'avait pas de dot.

C'est alors qu'un ami commun leur dit: "Mariez-vous. J'ai confiance en vous et en vos belles vieilles familles. Achetez un fonds - je vous prête vingt mille francs - vous me les rendrez quand vous le pourrez".

Ils achetèrent, rue de la Halle à Valenciennes, un fonds de laines et bonneterie, et se mirent au travail.

Peu de temps après, ils rendaient les vingt mille francs.

Quelques années passèrent, quand un immeuble très important vint à se trouver à vendre, 38 rue Saint-Géry.

Bon-Papa et Bonne-Maman se rendent à l'adjudication, "se tenant par la main".

Les enchères montent et s'arrêtent à 78 000 F. Une voix jeune dit "80 000". Tous se regardent... le notaire, par dessus ses lunettes, toise Louis Billiet: "Mais, avec quoi paierez-vous ça, mon garçon ? ... "

Alors Bon-Papa tira de sa poche un petit paquet enveloppé dans du papier marron, lié d'une ficelle grise: "Avec ça, Monsieur le notaire".

Dans le paquet, il y avait quatre-vingt mille francs en louis d'or.

Bonne-Maman Billiet

BANDES SON:
Bonne-Maman Billiet
Le peintre, le parapluie
La maison. La malvoisie
Avril 45

Ce soir, c'est une tâche bien douce, mais difficile. Il faudrait un talent que je n'ai pas, pour faire ressortir l'extraordinaire figure de Bonne-Maman Billiet. J'ai raconté, déjà, le début de sa vie - mais quelle chose magnifique que la jeunesse et la vitalité de ses dernières années.

Elle était étonnamment populaire - dans bien des milieux on ne l'appelait que "Bonne-Maman Billiet". Elle tait partout où il y avait à aider, à consoler, à encourager - elle soignait les malades, présidait aux entrées dans la vie, aussi bien qu'aux départs... et souvent, dans les quartiers pauvres, c'était elle qui ensevelissait les morts.

Elle était merveilleuse pour ses enfants mariés - elle ne les assommait pas de conseils vieillots et de recommandations inutiles - elle les aidait seulement. Ainsi, elle avait déclaré une fois pour toutes qu'il était bien inutile qu'ils aillent tous, chacun de leur côté, perdre leur temps au Marché-aux-poissons - qu'elle ferait cela très bien pour tout le monde. Et, chaque vendredi, chaque ménage voyait arriver une "porteuse" (corporation bien connue dans le Nord)... "Madame Billiet, all'vous envoie ça". Et c'était toujours le plus beau, et le meilleur poisson.

Elle allait, chaque matin, faire toutes ses petites visites: ses enfants - mais le bon Dieu d'abord. Sa messe de 6 heures était sacrée - par n'importe quel froid, ou quel orage, elle ne l'aurait retardée d'une heure. Il arriva même qu'un jour, étant très prise d'une grosse bronchite, le docteur Margerin avait exigé le lit, interdisant toute sortie le soir, son état avait empiré... "Vous n'avez pas fait d'imprudence ?... vous n'êtes pas sortie? -Bien sûr que non, puisque vous me l'aviez défendu - sitôt rentrée de la messe, je me suis mise au lit pour toute la journée, et je n'ai pas bougé".

Chaque matin, elle déjeunait d'une panade - puis de café au lait, tartines de beurre et cassonade - ensuite, elle partait voir ses enfants.

Elle était très soignée. Elle n'a jamais porté que des bas blancs. Je lui ai toujours connu le même manteau d'hiver: c'était une très belle cape en cachemire noir, uni, doublée de fourrure de petit gris. Quand le cachemire commençait à luire, elle en faisait mettre un autre - et si le petit-gris s'usait, c'est lui qu'on remplaçait.

Que de trésors n'ont pas abrités les poches intérieures de sa cape! Bonne-Maman ne pouvait pas tolérer le principe de l'argent "mis de côté" quand on est vieux. Elle disait: " C'est bien plus amusant de faire plaisir". Ses revenus dépassaient toujours ses dépenses, et cela semblait la "chiffonner". Alors, de temps en temps, elle sortait de sa cape quatre grosses enveloppes. Elle venait d'abord chez Maman qui était l'aînée, la confidente, la grande amie: "J'ai fait un petit compte - regarde si ça peut aller comme ça ... Juliette, Edouard, Elise, Jules... "Et chaque ménage empochait l'enveloppe, pas du tout "chiffonné" de l'opération.

Vers la fin de l'année, rien ne sortait du petit-gris - car un petit déjeuner monstre nous réunissait tous les Premier janvier après la messe de huit heures. Le chocolat et le bon café coulaient à flots et des montagnes de pain doré garnissaient la table - et c'est dans sa serviette que chacun trouvait son enveloppe... enveloppe dont le rebondissement se proportionnait aux âges, et aux générations.

.....

Depuis la mort de Bonne-Maman Boulan, nous déjeunions chez elle, tous les dimanches. Longtemps, nous y avons été trente (avec les bonnes qu'on n'oubliait jamais dans le compte des gâteaux): Bonne-Maman, mes parents, Charles et moi - oncle Léon et tante Elise avec leurs cinq enfants: Marie, Léon, Albert, Paul, Joseph - oncle Edouard Billiet, tante Marie Edouard et leurs six enfants : Pauline, Germaine, Louis, Marcelle, Jean, François - oncle Jules Billiet et tante Marie, et leurs cinq enfants: Michel, Roger, Etienne, Agnès, Andrée. Il y avait eu des vides: les deux beaux petits enfants aînés des Jules, Marc et Maxime - un petit Henri chez les Edouard - puis mon cher Papa... et enfin, les Edouard quittèrent Valenciennes pour habiter Wimereux.

Quand les petits enfants se marièrent, nous fûmes de nouveau très nombreux. Bien souvent nous dépassions trente... et les bonnes ne disaient jamais rien...

Bonne-Maman désirait tellement que tout le monde soit heureux que le samedi, avant de faire ses courses, elle tâtait les opinions de chacun... " ... c'est vrai? tu aurais voulu des tartes aux prunes? ... c'est ennuyeux, parce que justement oncle Jules vient de me dire qu'il avait faim de saint-honoré tant pis, on fera les deux..."

Mon immense joie, c'était son voyage annuel. Ce voyage était sacré - et le plan immuable et fondamental était celui-ci: Partir à quatre - jamais plus, jamais moins - quatre est un nombre parfait pour les voitures comme pour les chambres d'hôtel - ces quatre étant : elle - avec un de ses enfants et deux de ses petits-enfants du même sexe. La date, comme le but, étaient également invariables les: c'était mai - et c'était Lourdes... mais on avait le droit de choisir l'itinéraire du trajet au départ... une fois j'ai demandé Brest... elle n'a pas dit non - c'était la règle du jeu. Mais pour revenir, elle avait le mors-aux-dents: c'était Lourdes-Valenciennes, d'une seule étape. Si elle avait pu brûler Paris, elle l'aurait fait.

Il ne fallait pas demander de quitter la France. Elle y avait consenti une fois en "passant par" Amsterdam - mais elle était trop malheureuse de ne pas pouvoir s'expliquer dans sa langue.

Je la revois un certain matin - nous visitions une île du Zuyderzee. Mon oncle Jules s'escrimait en allemand - et moi en anglais pour tâcher d'obtenir un renseignement d'un brave indigène... elle se penche à son oreille et lui dit en confidence : "... c'est ennuyeux, dites, quand on ne se comprend pas!"

J'ai remarqué d'ailleurs que la Hollande est le pays d'Europe où on a le plus de mal à se faire comprendre - c'est assez rationnel - on n'apprend pas le Hollandais. Nous n'y avons réussi qu'un certain joyeux matin où nous voulions visiter un curieux cargo amarré dans le port d'Amsterdam. Courageusement, encore une fois j'essaie l'anglais près du matelot de la chaîne, pendant qu'oncle Jules le travaille en allemand.

Mais l'autre n'y comprenant toujours rien, à la fin, lassée, je m'exclame: "Ah, et puis zut et encore zut! "alors lui, calme: "Ah ben, vous êtes français ? ... fallait le dire tout de suite ! Moi, j'suis de Denain!"

Et comme Bonne-Maman n'aimait pas tout cela - ni le cabillaud sans sel à la confiture de groseilles, je ne suis jamais retournée à l'étranger avec elle. Elle n'y avait aucun plaisir.

Par contre, comme elle était heureuse à Lourdes près de la Sainte Vierge! et qu'elle était heureuse aussi quand elle s'embarquait, retroussant sa jupe, pour les seize kilomètres du Tour du Saint-Cordon! Quelle belle foi simple et profonde!

..............

Il y a un joli souvenir de ma vie de jeune femme que je tiens à raconter. Le matin, je passais lui dire un rapide bonjour à la fin de la matinée - et elle y était fort sensible.

Elle habitait 39, rue de la Viéwarde, une bonne, solide maison toute carrée - où il y avait une grande salle à manger, qui pouvait nous contenir tous - un salon - une vaste vérandah - et une petite salle à manger charmante. Elle s'y tenait près de sa boite à ouvrage. J'entrais, je l'embrassais.

Sans se lever, elle pivotait sur sa chaise basse, et attrapait dans un petit buffet qui était derrière elle une bouteille de vin blanc et la "boite bleue" que je connaissais depuis mon enfance - emplie de biscuits à la cuiller ou d'Huntley Palmers exquis - les premiers gâteaux secs qui furent inventés et qui s'appelaient des "Albert" et des "Marie".

Mais, voilà... parfois il m'arrivait d'avoir un gros secret "à lui confier"... alors elle se levait, toute droite, mettait ses deux mains maigres sur mes épaules et me regardait dans les yeux avec un mélange de joie, de fierté, d'attendrissement "... c'est vrai, mon chéri... ? c'est pour quant? ... que le bon Dieu protège ma petite fille! " - Et elle remettait avec énergie le bouchon sur la bouteille, et la bouteille dans l'armoire, car pendant près d'un an le vin blanc n'était plus digne de moi... elle sonnait ... "Clémence! voulez-vous descendre à la cave prendre une bouteille de Malvoisie... c'est pour Madame René..."

Et quand Clémence remontait, je voyais à son oeil luisant qu'elle avait compris... et qu'en déposant la bouteille sur la table, elle y déposait aussi les félicitations de son coeur fidèle.

Et j'avais droit au Malvoisie, jusqu'au jour de la naissance... jusque et y compris la première visite des Relevailles. Puis, je reprenais le vin blanc... (jusqu'au suivant Malvoisie)...

Mon mariage l'avait comblée de joie. D'abord, elle était extraordinairement flattée que j'épouse un avocat. Je n'ai jamais compris pourquoi,, elle avait un tel culte pour cette corporation. Ensuite parce qu'elle s'était tout de suite attachée à Père: "C'est un vrai fils pour moi, tu sais, tu peux me le donner tant que tu veux !" Et je ne m'en privais pas, car il y faisait de longs séjours chaque été pendant mes vacances à la mer. Il s'y régalait ferme. Elle avait le talent de faire des plats raffinés avec les choses les plus simples. Je n'ai jamais pu arriver à faire de la soupe à l'oseille comme on la faisait chez elles - et ses "frites" étaient imbattables. Elle recevait souvent du gibier de ses nombreux amis - et Père se souvient de ses civets de lièvre avec les dites frites qui étaient des merveilles. Elle avait l'oeil à la cuisine et son brave cordon-bleu, qui était pourtant fameux, n'a jamais eu le droit de faire certaine sauce blanche aux champignons qui accompagnait la poule au riz, et que toujours elle faisait elle-même... pauvre poule au riz! Pendant toute la guerre de 14-18, sa pensée nous a hantés: le premier dimanche de juillet 1914 (sans nous douter, certes, que ce bon grand déjeuner de famille était le dernier pour toujours), les dites poules au riz avaient été particulièrement savoureuses... si savoureuses que l'un de nous, timidement, demanda à Bonne-Maman si on ne repasserait pas les plats... "Je ne sais pas, mes petits enfants, je vais demander". Elle parle bas à la femme de chambre qui fait un geste triste de dénégation - et sort pour apporter le plat suivant... quand soudain elle revient en coup de vent, rouge de joie: "Madame, c'est Clémence qui fait dire qu'elle a retrouvé une poule au fond de la marmite! " Et on a "repassé".

Que de fois, pendant la guerre, n'avons-nous pas évoqué ce souvenir, nous demandant si cela ne nous arriverait pas, un jour, de retrouver une poule au fond de la marmite... mais nous n'en avons jamais trouvé, ni retrouvé...

.......

Sa santé - sa force physique était restée extraordinaire. Un jour, allant à un enterrement aux environs, je lui dis que je passerai la prendre avec l'auto. Elle me répond: "Pourquoi faire ? c'est tout près et ça ne fait même pas une heure et demie aller et retour". C'était en février 1914... elle avait donc quatre-vingt-neuf ans.

Elle avait une passion: la peinture - et un peintre préféré, Monsieur Balleux. Je voyais que Maman ne pouvait retenir un sourire amusé lorsqu'elle lui confiait timidement: "J'ai convoqué Monsieur Balles". Car c'était en bâtiment qu'il était peindre. Sa joie était de "rendre une couche" à la façade - ou à la vérandah -ou à la cuisine Sûrement, elle descendait de ces races flamandes où dans certains coins étincelants les ménagères font repeindre leurs logis, et leurs façades, tous les ans pour le dimanche de Pentecôte.

Et je dois parler aussi de son parapluie - qui fut le même toute sa vie. Sans doute le perdait-elle de temps en temps, comme tout le monde - mais comme le manche était gravé d'une plaque d'argent portant son nom, on le lui rapportait toujours... et toujours elle le retrouvait avec le même bonheur.

Elle avait une légion d'amis - mais elle n'avait qu'une amie de coeur, qui était sa voisine, Mademoiselle Derély - sainte vieille fille infirme couchée depuis des années. Elle eut, à sa mort, ce mot si triste: "Personne ne m'appellera plus jamais Hortense...".

Pendant la guerre de 1914-18, elle n'eut près d'elle que tante Marie et l'oncle Jules Billiet, qui fut maire de la ville pendant toute cette période.

Que de fois je lui avais entendu dire si drôlement: "Ce que je regretterai toujours en mourant, c'est de ne pas voir mon enterrement". Elle savait bien que toute la ville y eût été - elle était tellement populaire dans tous les milieux. Et, sauf les Jules, ses enfants eux-mêmes n'y furent pas... pauvre Bonne-Maman! la ville était vide...

Je m'en voudrais de ne pas raconter cette chose invraisemblable que les Jules m'ont racontée. Elle est morte en peu de jours d'une broncho-pneumonie - et comme le docteur lui demandait si, encore une fois, elle n'avait pas fait d'imprudence, elle répondit que non, mais que, toutefois, elle se demandait si elle n'avait pas pris froid à la cave où elle avait passe une après-midi, assise par terre à dégermer les pommes de terre... "parce que, n'est-ce pas, la cave étant glaciale, elle aurait craint que les bonnes n'y attrapent du mal..."

Elle s'est éteint doucement le jeudi 3 octobre 1918 à neuf heures du matin.

Je dois mentionner ce souvenir navrant: mon oncle Edouard Billiet, son fils aîné, désirait avant tout la revoir dès que la guerre serait finie. Depuis deux ans, il s'astreignait à un entraînement progressif qui lui permettrait se mettre en route, à pied - pour arriver à Valenciennes avant la reprise des chemins de fer et des communications. Il était arrivé, m'a-t-il dit, à faire trente-cinq kilomètres par jour, ce qui est une belle performances pour un homme de soixante-quatre ans.

Et ce fut inutile, car Valenciennes était toujours aux mains de l'ennemi, et ne fut libérée que le 9 novembre. Il ne l'a pas revue. Et notre chère maman, qui était avec nous à Sainte-Anne, ne l'a pas revue non plus.

Son testament était bien beau, et pas long. Elle nous redisait un mot qu'elle avait toujours particulièrement aimé - un mot avec lequel Père m'a si souvent taquinée, parce que, toute ma vie, j'ai eu, comme elle, une horreur inouïe des petites querelles, des conflits, des inutiles discussions... je n'avais pas besoin de lire son testament pour savoir ce qu'elle y dirait - je l'avais trop de fois entendue: "Vous savez bien, mes enfants, que ne demande qu'une chose au bon Dieu pour vous: "la paix et l'union".

Tout dernièrement, dans un thé nombreux d'ingénieurs aux Chemins de fer du Nord, l'ineffable Zette m'interpelle à travers tout le salon: "Vous souvenez-vous qu'à Wimereux vous disiez à vos enfants: "Battez-vous, mais ne vous disputez pas"... est-ce qu'ils ont continué à ne pas se disputer? " J'ai senti une immense vague d'orgueil monter en moi en répondant: "Oui, Zette, ils ont continué - ils ne se disputent pas".

Et ce n'est peut-être pas tellement fréquent dans une famille de quarante-deux êtres différents. "La paix et l'union"... mot cher au coeur de Bonne-Maman! Peut-être connaissait-elle cette phrase si jolie de l'hymne ambrosienne, que je dis chaque matin à Primes: "Ne litis horror insonet", qu'il ne faut pas traduire comme un de mes petits "Délivrez nous du serpent à sonnettes", mais "Délivrez nous de l'horreur des discordes". Je ne sais pas si elle la connaissait - on lisait peu les psaumes à l'époque - ce que je sais, c'est qu'elle l'a ardemment demandée au bon Dieu, cette paix, cette union qu'elle aimait si fort... et le bon Dieu l'a exaucée, n'est-ce pas, au-delà de ses espérances ?

Mammy


Tante Pauline

Elle a dû naître vers 1795 - et était une soeur de Bon-Papa Billiet. Elle était une adorable petite vieille, invraisemblablement proprette et soignée avec un petit bonnet exquis en dentelles anciennes, et garni de larges rubans de moire violette qui faisaient l'admiration de mes trois ans.

Elle habitait sur la grand'place de Raismes, en lisère de la forêt, une petite vieille maison, exactement proprette et soignée comme elle.

Par terre, au salon, il y avait, pour préserver l'encaustique, des petits rectangles en tapis bordés de ganse, de la grandeur d'un pied... J'adorais me promener là-dessus. J'avais l'impression de naviguer sur quelque lac doré... Elle riait... "... ce qu'elle mignonne! " et je n'étais jamais grondée. si je mettais mes pieds à côté, elle riait encore plus fort.

Cette vieille fille parfaite incarnait la joie de vivre.

A quatre heures on goûtait. Les grandes personnes buvaient de l'hydromel - moi j'avais un "pain de festin", bourré de miel ou de cassonade, et du lait dans une petite tasse à café à mon usage personnel et gravée de lettre d'or "Anne-Marie".

Ensuite, j'avais le droit de monter dans sa chambre: c'était un pèlerinage sacré, que j'accomplissais chaque fois avec la même émotion: il y avait sur une console sous un globe arrondi la couronne de mariée de sa mère... cela me semblait un reliquaire. Je me demandais si le mariage était un quelconque martyre... j'ai compris plus tard que c'était tout le contraire.

Et enfin, on allait au jardin. C'est toujours à regret que je quittais sa chambre, extasiée devant une luxuriante verdure de laine détricotée qui ornait le devant de sa cheminée... Mais elle m'apportait "mon petit panier" et tout en longeant les allées de buis taillé, elle l'emplissait suivant la saison de framboises, de bigarreaux ou de bergamottes.

Elle aimait tout ce qui état bon! Son grand dada était qu'on devrait manger les repas à l'envers... commencer par la tarte pendant qu'on avait bien faim... et finir par la soupe à l'oseille qui est juste ce qu'il faut quand on n'a plus faim.

(J'ai parfois pensé que je tenais d'elle, encore plus que de mes voyages à l'étranger, la note d'anarchie que je mets volontiers dans l'ordre des repas)

Elle venait à Valenciennes passer chez Bonne-Maman Billiet tous les dimanches (ça ne s'appelait pas week-end à l'époque). Elle arrivait le samedi matin - en diligence - ou ayant bravement avalé ses quatre kilomètres à pied - et repartait le lundi matin. Elle y avait sa chambre qui est toujours restée dénommée "la chambre de tante Pauline" et qui représentait pour moi quelque chose de sacré.

Quand elle eut atteint un très grand âge, Bonne Maman s'inquiétait tout-à-fait de son isolement dans sa petite maison de la forêt... elle pouvait tomber malade... se casser un membre... mais, elle, clignait de l'oeil d'un air malin -semblant dire qu'il n'y avait aucun danger.

Sur ses 90 ans, comme elle avait eu un peu de bronchite, Bonne maman, angoissée, entreprit une grande explication, aux termes de laquelle il fallait prendre une énergique décision: elle ne pouvait plus rester seule à Raismes - il fallait faire le sacrifice de la chère petite maison et venir habiter semaine comme dimanche "la chambre de tante Pauline".

La pauvre petite tante a vu que cela devenait sérieux - elle a cessé de trottiner et s'est assise en face de Bonne-Maman: "Ecoute moi bien, Hortense, parce qu'on n'en reparlera plus. Je ne mourrai pas toute seule à Raismes, pour la bonne raison que je mourrai un dimanche, chez toi, pendant ma petite vacance de chaque semaine. J'ai arrangé ça avec le bon Dieu, et c'est inutile d'y revenir.

Et elle reprit, trottinante et légèrement claudicante, la diligence du lundi matin.

Quelques mois après, par un rude hiver, elle arrivait un samedi à l'heure habituelle... ".. me voila, Hortense... et vois-tu je crois bien que ce sera pour cette fois... tiens, voilà la clé de ma maison. Maintenant, fais chercher monsieur le Doyen...

C'est le docteur, mandé en hâte, qui arriva le premier et dit: "... elle a raison, Madame, c'est monsieur le doyen seulement qu'il fallait".

Et tout doucement, dans la nuit, toute calme et sereine, tante Pauline est partie là-haut.

Sûrement, elle y a une douce place, puisqu'elle avait rendez-vous...

Mammy


24 avril 1940

Bonne-Maman Boulan et Tante Marie Boulan

Bonne-Maman Boulan était tout l'opposé de Bonne-Maman Billiet qui était gaie, vive et pétillante, tandis que Bonne-Maman Boulan était calme, grave et un peu triste. Elle ne s'était jamais consolée de la mort de Bon-Papa. Elle habitait, avec Tante Marie, une grande maison très belle, 78 rue de paris, qui dominait le charmant square Watteau, devant l'église Saint-Géry - sur le même trottoir et à quelques mètres de l'église Saint-Nicolas.

Sa maison était comme elle, calme, grave et un peu triste - remplie de magnifiques meubles anciens - les fenêtres drapées de rideaux de reps sont bordées d'une frange de laine noire. Dans chaque chambre pendait une énorme tresse de couleur fondée, terminée par un gros gland: sonnette pour appeler les domestiques - et de je devais écouter avec recueillement que "l'Impératrice était venue en soirée chez eux".

La maison gardait un extraordinaire parfum de temps passé et quelque chose de solennel semblait émaner des ancêtres dont les portraits en robe de juge me faisaient un peu peur.

Nous "dînions" à midi, un dimanche chez Bonne-Maman Billiet, l'autre chez Bonne-Maman Boulan. Nous n'y étions que dix : oncle Charles Theillier, Tante Henriette et leurs fils Maurice et Paul, mes parents, Charles et moi.

On y mangeait fort bien. La vieille bonne Augustine engraissait des chapons. J'avais une terreur d'aller de ce côté du jardin, tant cela me semblait cruel: elle les enfermait dans des boxes étroits... si étroits que je sais pas comment ils pouvaient respirer, et elle les gavait par les barreaux de la cage... Quand ils étaient dans mon assiette, je n'y pensais plus: c'était fameux avec la sauce à la crème. Mon rêve eût été d'avoir la permission de prendre un os avec mes doigts et de le ronger, comme je l'avais vu faire dans des milieux moins protocolaires... Mais je ne l'ai jamais eue.

Et c'est peut-être de là que j'ai gardé cette extraordinaire sensation de vie libre et de bonheur qu'on ressent en montagne, lorsque sur un haut sommet, on savoure entre le pouce et l'index une aile de poulet froid.

Les repas étaient servis dans de la magnifique vaisselle de Rouen et de Saint-Amand - et le dessert se mangeait dans de merveilleuses petites assiettes de Chine authentiques - sur lesquelles des petites Chinoises et des petits Chinois se promenaient à travers des pagodes avec des ombrelles et des lanternes qui me ravissaient... il faut même que je raconte ici une histoire qui m'a longtemps comblée de honte:

Le 5 novembre 1886, la bonne Augustine fit pour mes cinq ans un magnifique gâteau au chocolat... si bon que lorsque je l'eus terminé, j'eus la criminelle audace de prendre mon assiette à deux mains et de la lécher... regards et cris épouvantés de toute la famille: "Horreur! elle lèche son assiette ! sale fille ! c'est affreux!"... mais moi, sereine, j'ai répondu: "Je ne lèche pas mon assiette: il pleut chez les Chinois".

J'ai toujours pensé que mes petites boucles blondes, mes bonnes joues roses et mes réparties polissonnes devaient créer là une sorte d'anachronisme - ils étaient tous si sérieux! Les Theillier n'ont jamais été bavards. Mon oncle Charles l'était moins que tout autre. Mais comme on m'aimait, là aussi! Et on m'y admirait beaucoup trop, ce qui fait que je n'y étais peut-être pas toujours très sage.

Après le "dîner", on prenait le café, au salon ou dans la vérandah. On prenait le café très fort dans des tasses en fine porcelaine blanche dont l'intérieur était en or, ainsi que l'anse et une large bordure en haut de la tasse. Puis, on prenait les liqueurs dans des verres qui étaient comme des blocs de cristal où il n'y avait presque pas de place pour la liqueur. Tout le contraire de nos verres actuels de dégustation... image d'une époque.

Après le café, souvent, oncle Charles me regardait - sans sourire - mais moi j'attendais ce regard et je voyais le sourire au fond de ses yeux... "Qui est-ce qui viendrait bien faire une grande promenade en voiture avec son oncle Charles ?"...

Flattée - fière à éclater - j'installais les volants de ma petite robe rose sur les coussins de la voiture - près de lui, qui conduisait toujours lui-même, laissant là mon frère et mes cousins qui me regardaient partir avec une secrète envie... si bien que, par la suite, mon coeur d'enfant en eut quelques remords - jusqu'au jour où, Maman s'en excusant, j'entendis Tante Henriette lui répondre: "Laisse-le, va, il est aussi heureux qu'elle". Et je n'ai plus eu de remords - mais seulement la sensation très douce d'avoir été aimée - Et j'ai eu une peine immense quand j'ai perdu coup sur coup ces quatre grands amis: oncle Charles, tante Henriette, oncle Léon et tante Elise.

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Bonne-Maman était présidente de la Conférence de St-Vincent-de-Paul à Saint-Nicolas. Elle le fut un demi-siècle. C'est d'elle que mon cher Papa tenait cette joie qu'il avait de trouver au milieu des pauvres - il allait passer de nombreuses soirées et tous ses dimanches au Cercle Catholique Ouvrier de la rue des Récollets. Et par un doux atavisme, c'est peut-être de là aussi que me vient cette joie sans mélange qui m'envahit chaque fois que je me trouve au milieu de mes petits malheureux du dispensaire.

Bonne-Maman faisait la visite de toutes les familles pauvres de la paroisse. Pas un escalier qu'elle n'ait monté cent fois. Elle connaissait à fond toutes ces questions. Elle me disait souvent : "Où il y a misère, c'est qu'il y a vice ou maladie - en dehors de cela, la misère n'existe pas".

La mort de Bonne-Maman Boulan fut la plus belle, il me semble, qui puisse exister. Elle allait chaque matin à la messe de 7 heures.

Le 6 septembre 1886, elle rentre chez elle comme d'habitude, ayant communié. La vieille Augustine lui présente son petit déjeuner "Non, non, ce n'est pas la peine... il faut vite courir à l'église et demander à Monsieur le Doyen de m'apporter l'Extrême-onction - Vite...".

A 9 heures juste, tout était fini... ou plutôt commençais, pour elle qui avait tant aimé le bon Dieu.

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Après sa mort, tante Marie quitta cette grande maison et alla s'installer chez les soeurs de la Treille.

Elle était très "vieille fille" par certains côtés et pas du tout par d'autres. Sa chambre était un poème. Pour ne pas salir le beau tapis d'Orient apporté du grand logis de la rue de Patris, elle le garnissait de journaux étendus... et il ne fallait pas s'aviser de marcher à côté... La belle pendule ancienne était, elle aussi, toute encapuchonnée de journaux dans lesquels elle découpait soigneusement l'arrondi du cadran, ce qui permettait de voir l'heure sans risque de poussière.

Je ne sais pas si elle avait une lampe. Je ne lui en ai jamais vu, car elle n'allumait pas. Elle se levait et se couchait avec le soleil. Elle est la seule personne à qui j'ai vu faire cela, même à la campagne.

Je lui dois une grande reconnaissance pour le dévouement avec lequel elle vous a promenés chaque matin, le long des boulevards ou au jardin de la Dodenne. Et vous vous souvenez sûrement de l'affreuse petite boite de bonbons qu'elle avait toujours dans sa poche et où voisinaient des bouts de chocolat concassés - des pastilles de Vichy coupées en deux - et des sucres d'orge fondus - cela formait un affreux mélange. Elle m'a dit une fois en parlant de l'un de vous: "Il n'est pas gourmand, il n'aime pas les bonbons"... cela ne m'a pas étonnée outre mesure...

Elle avait une façon à elle de juger les choses... qui n'était pas toujours la mienne: un jour, les enfants étant allés jouer chez les enfants du colonel Dupont (neveu de Madame Paul Dupont) et un des leurs avait mordu un des miens... Tante Marie était hors de ses gonds: mordu un de ses petits! A quelque temps de là il y eut chez Madame Dupont une grande réunion, tous les enfants chic de Valenciennes y avaient été invités... sauf les miens. J'en fais la réflexion devant Tante Marie, car c'était si étrange que je me demandais si une lettre d'invitation n'avait pas été égarée. Elle me dit: "Mais non! elle m'avait chargé de les inviter, et j'ai répondu pour toi. J'ai dit que ma nièce ne se souciait pas d'envoyer ses enfants dans une maison où on les mordait."

... Après trente ans, le rouge m'en monte encore au front.

J'ai dit que Tante Marie était vielle fille par certains côtés et pas du tout par d'autres, et c'est vrai. Elle avait, chose rare chez une personne âgée, un désir constant que les jeunes s'amusent. Quand, de Paris, je venais la voir à Valenciennes, elle me disait: "Vous amusez-vous? dansez-vous? sortez-vous beaucoup? ... il faut s'amuser quand on est jeune, parce qu'après c'est trop tard".

Un soir, elle me dit en grande confidence. "Est-ce que tu ne pourrait pas me danser un tango? ... il paraît que c'est défendu par les évêques..." Force me fut de m'exécuter... et je dansai un tango dans le monastère de la Treille. Et tante Marie, ravie, de s'exclamer: "Mais c'est ravissant! C'est tout ce qu'il y a de plus joli! et correct! Si Monseigneur voyait cela, il changerait d'avis. C'est sûr!".

Mais Monseigneur n'a pas vu cela... et il n'a pas changé d'avis.

Que dire d'elle encore... son oeil était resté vif et malicieux. Michel se souvient qu'à une de ses dernières visites elle lui dit en connaisseur: "Tu n'as plus ton complet gris ? Il t'allait bien - d'ailleurs celui-là est beau aussi". Elle était restée fort jeune. Notre chère Maman l'emmenait à Wimereux chaque année, et elle lui en était fort reconnaissante.

Elle aimait la mer, comme peu l'aiment à cet âge. Ayant largement dépassé ses soixante années, elle se baignait encore chaque matin avant la messe de six heures - que la mer soit haute ou basse. Je ne l'ai jamais vu faire qu'à elle. Nous, les jeunes, nous trouvions l'eau glaciale à cette heure-là - mais elle, elle était enchantée.

Pauvre Mère! Elle avait bien du mérite à l'emmener ainsi chaque année, car ses idées originales étaient parfois bien troublantes pour une maîtresse de maison... parfois, en pleine matinée, sans rien dire à personne, elle descendait à la cave et buvait le pot du lait, ou gobait des oeufs... la cuisinière ne trouvait pas cette "originalité" de son goût quand elle descendait chercher ce dont elle avait besoin pour l'entremets de midi!

Paulette fut sa grande préférée - elle était très avancée et chantait un tas de petites chansons charmantes. Tante Marie trafiquait de ses talents. Tante Marie percevait à domicile toutes sortes de cotisations et d'offrandes pour les oeuvres de sa paroisse. Elle avait remarqué que lorsque les bonnes gens étaient sous le charme, ils étaient beaucoup plus généreux. Certainement l'histoire de Miss Pacific qui "Aoh! n'avait pas de cuiller" a rapporté davantage à la paroisse qu'un sermon de charité.

En somme, cette pauvre Paulette servait de chien savant...

..........

Je dois aussi raconter l'histoire qui fut célèbre en son temps de Mademoiselle Foucard.

Yvonne Foucard était une jolie file, grande et blonde, nouvellement engagée dans les bureaux comme aide-comptable. Tante Marie la voit entrer, un matin, comme elle partait en promenade avec Paulette. Puis, en cours de route: "Qui est cette jeune fille? ... vous ne le savez pas, Tante Marie? Je vais vous le dire, amis ne le dites à personne, parce que ce n'est pas beau, c'est la maîtresse de mon père! ". (Tante Marie ma toujours raconté qu'elle est tombée assise sur le banc du boulevard, qu'elle ne pouvait plus se relever...).

Mais Paulette, gravement, continuait: "J'ai tout entendu. Père disait à Mère qu'il n'en sortait pas pour les écritures et qu'il était obligé de prendre quelqu'un... je crois que c'est bien honteux de prendre une maîtresse d'écriture quand on est grand... n'en parlez à personne, dites, Tante Marie?".

Mais Tante Marie fut longtemps à s'en remettre.

Elle avait gardé une extraordinaire candeur... chaque fois qu'installés en campagne, il lui prenait désir de s'éloigner un peu dans les buissons pour des raisons à elles connues, elle disait d'un air qu'elle essayait de rendre ingénu: "Ah!... maintenant je vais aller cueillir une petite fleur!". Mais elle revenait toujours sans le moindre bouquet... les petits eurent vites dépisté l'astuce - et avaient fini par adopter l'expression.

C'était une grand enfant. Maman lui pardonnait et me disait: "Tu sais, je vais encore l'emmener tout de même cette année, parce que je suis sûre que de là-haut Paul est content". Je ne sais qu'une chose qu'elle ne lui avait jamais pardonné, c'est d'avoir dit un jour : "Au fond, un mari, c'est un étranger". Elle ne savait pas, pauvre tante Marie, qu'un mari, c'est l'essence du bonheur.

A la fin de sa vie, ses idées déménageaient doucement. Elle était ma marraine - mais c'est toujours moi qui lui faisais des cadeaux - elle trouvait cela plus agréable - Je n'ai pu continuer à le faire directement aux approches de ses quatre-vingt-dix ans, car elle avait dit un jour à Hélène en grande confidence: "Ma filleule m'oublie! elle ne m'envoie plus jamais rien... que d'affreux papiers qu'elle appelle "chèques", et que je mets au panier aussitôt".

Elle fut la joie de sa paroisse, depuis le vieux Monseigneur Cappliez jusqu'aux gosses qu'elle catéchisait avec un humour extraordinaire, en passant par les petits vicaires. Son cerveau était plein, pour eux, d'idées géniales dont voici une des plus appréciées: à chaque grand dîner de famille (et il y en avait souvent) elle allait trouver les serveurs avant le repas et les avisait: "Surtout, quand vous passerez les cigares, ne m'oubliez pas!". Inutile de dire que les serveurs, très amusés, ne l'oubliaient jamais - et elle engloutissait dans son beau sac de satin noir deux ou trois "Henry Clay" et le plus possible de cigarettes... et Monseigneur Cappliez rappelait toujours, non sans malice, que lorsque ses jeunes vicaires, fatigués, surmenés, avaient besoin de quelques minutes de détente et cherchaient un dérivatif, il y en avait toujours un pour suggérer: "Si nous allions voir tante Marie ?".

Tante Marie n'aurait jamais voulu sortir sans gants... mais sa vue baissait fort et parfois, elle les perdait... elle eut encore une idée de génie: les attacher à son manteau par de longs rubans noirs cousus au col et passant par les manches.

Mais, l'hiver, quand il faisait très froid, il lui arrivait de mettre au dessus de son manteau une pèlerine supplémentaire... laquelle était également pourvue de deux gants. De sorte que, le matin, pour la plus grande joie des paroissiens de Saint-Nicolas, on voyait au moment de la sainte Communion la brave tante Marie s'avancer dans l'allée, de son pas léger et sautillant, entourée de quatre gants de filoselle noire qui voltigeaient gaiement autour de son âme innocente...


Tante de Dorlodot et sa fille Félicie


BANDES SON:
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Son 1
.....Son 2
.....Son 3

A la Treille, pas loin de Tante Marie, habitait sa cousine Félicie. Elle était la fille de Tante de Dorlodot qui était, paraît-il, une beauté valenciennoise.

D'elle, je me souviens surtout de cette anecdote que mon père racontait toujours avec le même plaisir. C'était une femme fort décidée. Son mari par contre était timide, timoré... il avait peur de toute, amis il était d'une extraordinaire galanterie pour cette splendide femme.

Une certaine nuit, ils sont réveillés tous deux, croyant entende du bruit dans la cave... sûrement, c'est un voleur... elle décroche le revolver d'ordonnance d'Oncle Octave et le lui met entre les mains. Mais, au moment de descendre, il s'incline gravement et dit: "Passe la première, Julie".

D'elle, ensuite, je ne me souviens de sa mort qui fut féconde en incidents joyeux.

Les bonnes petites soeurs de la Treille savaient que dès son état s'aggraverait (elle avait quelque quatre vingt dix ans) elles devaient télégraphier aussitôt à ses enfants Octave et Blanche, qui habitaient Paris. Trois fois on les fit venir "pour rien". Ils demandaient timidement qu'elles soient plus circonspectes et qu'on ne les fasse venir que lorsqu'elle serait à l'agonie. Bref, un soir, comme elle était au plus mal, on envoie le télégramme décisif. Ils arrivent - ils entrent ... tante Julie assise dans son lit trempait des mouillettes dans son oeuf à la coque... "Oh! Octave! Blanche! Quelle bonne surprise! .... tiens, mais... de qui êtes vous en deuil? ..."

Pour s'épargner de supplémentaires bagages, ils avaient mis tous leurs crêpes sur leurs dos.

Tante Julie ne craignait de froisser personne. Elle expliquait son point de vue et il n'y avait pas à le discuter. Elle me détaillait devant sa délicieuse petite soeur garde malade qu'il ne faut pas attendre de délicatesse des soeurs de la Treille parce qu'elles étaient recrutées dans un milieu social prolétaire, et concluait en la désignant: "Ainsi cette fille est bien gentille, mais elle n'a aucune éducation". Et j'ai v u cette pauvre humble religieuse pleurer de grosses larmes à son enterrement.

Quant elle fut à l'agonie pour de bon, elle eut une mort magnifique. Dans un dernier râle elle se souleva, assise sur sa doute et dit: "Docteur, vous avez menti. Vous avez dit que je guérirai.. et je meurs!". Et elle mourut.

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Félicie

Il ne me reste plus à raconter que la célèbre histoire du "paquet"

Un jour, tante Félicie vient trouver Tante Marie. La figure bouleversée... et un gros paquet sous le bras. "Ecoute, Marie, cela ne peut pas continuer comme cela. Je n'ai aucune sécurité: notre voisine du 21 est morte, et elle est ensevelie dans un affreux drap rapiécé, et une camisole dont les coudes sont reprisés! Je ne tolérerais pas pour moi de semblables horreur. Aussi, voilà ce que j'ai fait. J'ai préparé un paquet avec ma plus belle taie d'oreiller - un drap brodé - et ma jolie chemise de nuit festonnée".

Sur le paquet, il y avait une vaste étiquette où l'on pouvait lire une belle écriture gothique: "Pour l'ensevelissement de Mademoiselle Félicie de Dorlodot".

Tante Marie ne pouvait que se pâmer d'admiration devant tant de prévoyance, tant de soin, tant d'ordre! .. Mais, tout de suite, l'idée lui vint d'en faire autant. "Pour quoi faire " l'interrompt Félicie ? ... pas la peine! c'est bien assez d'un paquet pour nous deux. C'est probablement toi qui mourras la première... si tu trouves l'idée bonne, nous allons simplement ajouter sur l'étiquette "... ou de Mademoiselle Marie Boulan".

Ce qui fut fait.

A quelques temps delà, tante Félicie prit une une grosse bronchite... Tante Marie frappa à sa porte: "J'apporte le paquet... c'est plus prudent".

Mais, dès qu'elle fut retapée, elle s'empressa de reporter le colis à tante Marie.

Et pendant des années, à chaque grippe, à chaque bronchite, le paquet traversait la cour et faisait chez l'une ou chez l'autre un petit stage de sécurité.

Finalement, c'est Félicie qui mourut la première. Vous savez tous que la pauvre chère tante Marie mourut le long de la route pendant l'affreux exode de mai 1940. Elle est enterrée à Arques dans le Pas de Calais, et je crains bien qu'elle n'ait pas été ensevelie du tout. Elle n'avait plus le paquet Mais il était bien beau, bien gros et bien lourd, le magnifique paquet de bonnes oeuvres, de sacrifices et de belles actions qu'elle avait dans les mains, en entrant chez le bon Dieu.

Mammy


Oncle Jules et Tante Marie Billiet

Mes petits ne les ont pas connus - mais mes grands ne peuvent les oublier.

Ce que je voudrais dire - et qui est si rare - c'est leur gaieté et leur extraordinaire gentillesse après un début dans la vie qui aurait pu les laisser longtemps déprimés et révoltés.

En 1887, deux petits garçons - Marc et Maxime - remarquablement beaux tous les deux, de grands yeux noirs, des cheveux blonds, un teint rose...

Maxime avait six mois... un matin, il tousse un peu. Tante Marie, inquiète, appelle le docteur... qui la gronde: "Vous n'allez pas me déranger chaque fois qu'un de vos enfants est enrhumé!". Il part. Le soir, le bébé tousse encore. On rappelle le docteur... quand il arrive, le petit Maxime était mort. "Diphtérie", qu'on appelait encore le "croup", et Tante Marie reçoit le docteur de deux paires de gifles qui l'envoyèrent sur le trottoir.

Maxi avait six mois.

Le beau gros Marc avait trois ans et demi. Un matin de décembre, on ne l'entend pas jacasser comme d'habitude avec sa charmante petite bonne "Zoé", avec laquelle il couchait... ils ne bougeaient plus. Ils étaient morts tous les deux.

Dans leur chambre, il y avait une cheminée, sans aucun appareil de chauffage. Dans le corridor, un gros poêle appelé Choubersky, marque très connue à l'époque - l'équivalent de notre gros Godin.

Un épais brouillard avait fait retomber dans la cheminée vide les émanations d'oxyde de carbone de la cheminée du poêle.

Détails douloureux - Marc restait si rose et si souple qu'on a dû retarder les funérailles.. Tante Marie ne voulait pas le croire...

De sorte qu'après avoir connu la vie heureuse avec deux magnifiques petits garçons, ils se retrouvaient tous les deux... les berceaux vides.


La Briquette

Pour Patrick - pour Marie-Anne - pour Martine - pour Philippe - Catherine --- pour tous mes petits qui sont loin.

Un jour, Emmanuel m'a dit: "Nô-Maman, raconte-moi une histoire... les grands-mères des livres, ça raconte toujours des histoires". Alors, j'ai dit: "Quelles histoires veux-tu que je te raconte ? des contes de fées? des aventures? des voyage? "

"Oh! non, raconte-moi des histoires de toi quand tu étais petite, c'est les plus belles!"

Je savais qu'elles étaient bien belles pour moi - mais je n'avais jamais pensé qu'elles pouvaient être belles aussi pour les autres. Et je me suis dit que, puisqu'il les aimait tant, mes petits-enfants de là bas les aimeraient peut-être aussi.

Je veux donc vous raconter d'abord une des préférées de Manu qui s'appelle: "La Briquette".

La Briquette est le lieu de délices où j'ai passé mon enfance - quelque chose qui serait comme un mélange du Paradis Terrestre du du Pays de Cocagne.

La Briquette était une très grande maison, au milieu d'un immense jardin... en réalité, c'était un parc. C'était même un splendide parc t- mais en ce temps-là, on n'était pas poseur et on disait tout simplement "le jardin".

La belle Briquette était la propriété de mon oncle Léon Giard et de tante Elise, la soeur de ma chère maman. Rien de tout ce que je pourrai raconter ne vous donnera une idée de leur extraordinaire bonté et de leur inimaginable hospitalité. Chaque fois qu'oncle Léon, allant en ville, rencontrait l'un ou l'autre de la famille, il l'accostait avec son bon sourire: "... il fait beau! Venez-donc avec les enfants dîner ce soir à la Briquette. Elise sera contente..." Et elle l'était - j'ai pourtant connu certains dimanches soirs où il lui amenait jusqu'à trente, et trente-cinq personnes sans qu'elle ne sache rien une heure avant... il s'excusait devant elle, gentiment, à la fois enchanté et penaud: "... ça ne fait rien, tu sais, si tu n'as rien, on mangera des sandwiches". Mais elle le connaissait bien et, dans le vaste garde-manger il y avait toujours de grosses réserves. Souvent on mangeait sur les pelouses par petites tables. si, dans ces invités de la dernière heure, certains craignaient les deux kilomètres qui séparaient la Briquette de Valenciennes, il téléphonait qu'on envoie une des voitures - il y en avait de toutes les dimensions - il y en avait six! : un coupé, une victoria, un phaéton, un cabriolet et deux breaks (je détestais les breaks - j'y avais mal au coeur et ça sentait le renfermé). D'ailleurs je n'y allais jamais, ne faisant pas partie des invités, mais de la maison, ce dont je n'étais pas peu fière.

Il y eut une septième voiture, mais ceci est une autre histoire. Et une magnifique histoire que je vous raconterai une autre fois.

Dans le jardin, il y avait deux pièces d'eau... quand il y a des pièces d'eau on dit en général aux enfants: "N'allez pas par là! c'est défendu! vous allez vous mouiller! vous allez vous noyer!". Mais nous, nous avions toujours la permission d'y aller - parce qu'à la Briquette, tout était fait pour que les enfants soient heureux, et les pièces d'eau n'étaient pas profondes exprès.

Sur les bords de la première, il y avait de gros rochers, desquels l'eau tombait en cascades, comme au Bois de Boulogne... vous pensez si c'était amusant! Et il y avait des poissons rouges - ils étaient très familiers... parfois nous les pêchions - mais sans hameçon, pour ne pas leur faire de mal... et on les remettait bien vite dans l'eau claire, pour voir leur joie quand ils se sauvaient en frétillant.

Dans l'autre étang, il y avait des amours de rainettes - nous en attrapions beaucoup... puis on lâchait tout dans le pelouse, et rien n'était plus ravissant que ces petites grenouilles d'un si joli vert qui sautaient à qui mieux mieux au milieu des pâquerettes, pour rejoindre l'eau si chère à leur petit coeur de grenouille! Cet étang-là était ombragé par un hêtre pourpre si vieux - si beau - et dont le tronc était si gros que nos mains n'en faisaient le tour que quand nous étions nombreux. Pour se baigner - et clapoter comme de petits canards, nous aimions mieux l'autre étang dont le fond était en ciment blanc et l'eau toujours renouvelée.

Dans le jardin, il y avait quatre serres - qui avaient toutes un nom. La serre Chaude - la serre Froide - la serre Tempérée et la serre du potager.

La serre Froide était emplie de camélias magnifiques - d'orangers avec de vraies oranges et de jasmins. Ils étaient dans de grosses caisses de bois peint en vert - que l'on sortait l'été sur des petits chariots (que nous n'avions pas le droit de pousser)... le droit seulement de regarder - toute cette serre-là était tapissée de vignes couvertes de magnifiques grappes de raison noir. A l'automne, on le cueillait, on le suspendant dans de longs placards à l'abri du jour et de l'air - et on en mangeait tout l'hiver... c'était bon! mais peut-être, à l'exemple de Tante Elise, devenions-nous généreux, nous aussi, car ce que nous aimions encore mieux que de le manger, c'était de la regarder en emballer une grappe dans de molles feuilles d'ouate... et nous nous représentions la joie de l'heureux destinataire "... c'est pour Tante Marie Jules qui a eu un petit bébé hier", ou "... c'est pour Oncle Edouard qui a une bronchite!"...

Il y avait aussi la serre Chaude, remplie de plantes exotiques: palmiers, fougères royales, capillaires, orchidées. Il y en avait une surtout dont je n'ai jamais su le nom et qui nous intriguait fort: quand on l'aspergeait d'eau avec le vaporisateur, des centaines de petites boules s'ouvraient... et se mettaient à fumer - la plante toute entière avait l'air de s'évaporer. Nous retournions souvent dans la serre chaude, pour retrouver ce petit jeu, et ... inlassablement, la plante, sous l'averse, se mettait à fumer. Un jour, peut-être, un jardinier, spécialiste de serres exotiques, pourra-t-il me donner l'explication de ce mystérieux phénomène.

La serre Tempérée (avec un grand T, pour nous elle était sacrée) nous n'y entrions que sur la pointe des pieds - c'était un enchantement de fleurs et de parfums. D'immenses héliotropes en faisaient le tour - et ils me semblaient fleurir en toutes saisons - et il y avait des cinéraires - des orchidées - des orchidées - des cyclamens - des splendeurs que l'on mettait au salon... mais le plus souvent près d'un malade, ou chez le bon Dieu.

Dans la serre du Potager, il n'y avait que des légumes - en toutes saisons, des radis roses, des laitues ou des tomates - avec quelques cerisiers en pots et un gros espalier de serre de brugnons.

Le jardinier s'appelait Tichoux - et ce nom nous ravissait. Les serres avaient leur jardinier spécial "un monsieur venu de Paris", nous le détestions. A nos yeux, il voulait paraître plus malin que notre cher Tichoux. Peut-être l'était-il réellement, mais nous n'aurions pas voulu l'admettre - nous aimions trop notre vieil ami qui avait pour nous toutes les faiblesses.

Tante Elise nous permettait de manger des fruits dans le jardin, mais seulement s'ils étaient bien mûrs - et tombés... Je garde après soixante ans un un remords affreux de ce qui arriva un soir d'été et que je veux vous raconter.

Nous avions entrepris un de des immenses jeux que nous aimions passionnément et qui consistait à faire "le Tour du Monde"... le monde étant la propriété avec le jardin, le potager, les communs et toutes les dépendances. Tout était prêt - le chariot rempli, nos arcs tendus, les flèches prêtes - en prévision des bêtes sauvages: lions, éléphants ou rhinocéros qui peuvent toujours surgir - nos sarbacanes bien au point (longs tubes de sureau et de bambous évidés en cas de boas, de singes ou de kangourous). Bref, il ne nous manquait plus que des fruits (indispensables pour la traversée du désert) - Que prendre? la saison des groseilles était passée - plus de fraises - les abricots venaient d'être cueillis pour les confitures... il restait un espoir: trouver des pêches sous un espalier de toute beauté dont les gros fruits dorés et juteux auraient fait merveille au désert. Hélas... pas une par terre! Toutes bien solidement accrochées. Je dis: "Elles ne tiennent sûrement plus bien fort - elles sont tellement mûres... attendons un moment... elles vont peut-être tomber". Après un moment d'attente qui nous paraît interminable, les pêches ne tombaient toujours pas. Elles semblaient dormir sous le soleil. Alors, un des garçons suggéra que si en se bataillant un peu, on heurtait l'arbre "sans le faire exprès", peut-être en tomberait-il une ou deux... Hélas, la joyeuse mêlée fut si opérante que lorsqu'on se releva... sur le magnifique espalier... il restait deux pêches! ... tout le reste était par terre...

Nous étions terrifiés! Nos sabres et nos flèches ne servaient plus à rien - ce n'était pas un tigre ou une panthère qui allait apparaître, mais... Tichoux... que faire? J'ai affirmé alors qu'il ne nous restait plus qu'un parti à prendre, faire avec notre chère Tante Elise ce que l'on fait avec le bon Dieu: il fallait avoir du courage et aller tout raconter... j'ai pris la tête du mouvement et j'ai tout dit.

Et cependant qu'à travers son délicieux sourire, je sentais déjà le pardon descendre sur nous, j'entendais confusément que les garçons avaient tiré de leurs poches les mouchoirs crasseux, aux coins noués, qui devaient s'emplir de bananes et de dattes au cours du "Tour du monde"... et qui s'emplissaient seulement de larmes de repentir.

Mammy


"Au Rendez-vous des bons enfants"

Un jour, oncle Léon nous dit: "Interdiction absolue pendant huit jours d'aller de ce côté-là"...

Or, le côté qu'il nous désignait était le plus amusant de tous - c'était tout le coin des remises, des écuries, des poulaillers, des clapiers.

Celui des clapiers nous enchantait - voici comment il était fait: c'était une grande cour, bien fermée, et dont tous les murs étaient tapissés de "baraques-à-lapins". Beaucoup s'ouvraient dans la journée pour permettre à ses joyeux habitants d'aller se promener dans la cour, et y brouter, à défaut de thym et de serpolet, force trèfle et pissenlits. Naturellement, on n'ouvrait pas celles où il y avait des bébés lapins - mais tous les autres gambadaient à qui mieux-mieux - et nous gambadions avec eux.

Il y avait aussi la cour des volailles: des Leghorn d'une impeccable blancheur avec leurs crêtes si rouges - et toute une troupe de pintades que nous n'aimions pas beaucoup à cause de leurs cris affreux.

Et enfin, il y avait les paons. Eux, se promenaient dans le jardin - et nous tâchions de leur faire faire la roue en les comblant d'éloges dithyrambiques, mais les paons sont comme les orgueilleux - ils font surtout la roue pour attirer les regards quand on ne s'occupe pas d'eux. D'ailleurs, ils avaient peut-être déjà fait la triste expérience que des "roues" trop parfaites nous permettaient... en tirant un peu... (si peu!) d'acquérir quelques magnifiques trophées pour nos expéditions contre les cannibales.

Bref, nous fûmes assez décontenancés quand nous vîmes interdire pour huit jours ce séjour enchanteur. C'était un jeudi - le vendredi nous étions déjà aux aguets, mais l'idée de désobéir ne nous serait pas venue... samedi... dimanche... que c'est long, une semaine! ... lundi, mardi... et puis nous étions fort intrigués... pourquoi cette défense? enfin mercredi qui est la veille de jeudi.

Encore toute une nuit! ... mais le lendemain, à 6 heures du matin, nous étions tous debout... hélas! les 8 jours ne finissaient qu'à 4 heures! Oncle Léon et tante Elise nous précèdent. Nous suivons, fort émus... très vite, un bruit inaccoutumé frappe nos oreilles: "Meuh!... meuh!..." et l'une des écuries nous apparaît, éclatante de blancheur, et au-dessus de la porte, en grosses lettres vertes "AU RENDEZ-VOUS des BONS ENFANTS" ... Nous nous précipitons... sur une belle litière de paille fraîche, une magnifique vache bretonne nous regardait de ses yeux étonnés... cependant que sur la table d'une petite pièce voisine, douze bols roses entouraient un gros seau d'étain brillant. Ah! qu'ils étaient heureux, les "bons enfants" et leur joie fut à son comble quand Tante Elise eut expliqué l'usage d'un joli petit tonneau de chêne clair appelé "baratte", et dans lequel nous aurions le droit de faire nous-mêmes le beurre de notre tartine...

... "Que dit de cela mon petit rayon? " demanda Oncle Léon... alors; j'ai dit que je n'étais pas si sûre que ça que nous étions toujours de bons enfants, mais que ce dont j'étais sûre, c'est qu'eux, ils étaient toujours de bons parents.

Car ce que ne nous ai pas encore expliqué, petits-enfants chéris, c'est pourquoi je passais ma vie là-bas: c'est que mon pauvre Papa était près du bon dieu, et ma chère Maman n'était heureuse que lorsque je m'amusais au grand air à la Briquette.

Elle savait qu'on m'y aimait bien. Christine m'a déjà dit souvent: "Est-ce que tu leur as raconté comment on t'appelait? "Je ne sais pourquoi ce nom qu'on m'a si longtemps donné ravit Christine.

Mon oncle Léo m'assurait que j'était son "rayon de soleil" - et jusqu'à leur mort, tante Elise et lui m'ont toujours appelé leur "petit rayon".

Ce doux souvenir me revient très vivement ce soir - et je pense avec joie, petits-enfants, en écrivant tout ceci pour vous - que puisque cela vous amuse un montaient, ce sera encore un rayon de soleil - venu de France - et surtout du vieux coeur de votre

Mammy


Gamin

En mai 1893

Un matin, comme nous partions en classe, Marie et moi, (elle avait dix-sept ans et moi douze) nous voyons dans la cour, à la porte des bureaux, un merveilleux petit cheval brun, attelé de harnais de grand luxe de cuir jaune clair, à un amour de charrette anglaise.

Cet attelage appartenait à un riche propriétaire de la région, venu là pour parler à mon oncle Léon. Je n'essayais pas de cacher mon extase. Et oncle Léon de dire: "... Hein, ! Qu'est-ce que tu dis de cela mon petit rayon? ... est-ce assez joli ! "

Et nous partîmes en classe - en nous retournant de temps en temps, tristes de penser qu'en rentrant à midi nous ne reverrions plus cette splendide chose...

Or, quand nous rentrâmes à midi, la charrette était là. Oncle Léon nous guettait... "Qu'est-ce que mon petit rayon pense à ce que peut bien faire là ce joli cheval ?... "

Eberluées, ahuries de bonheur, nous comprîmes qu'oncle Léon, durant la matinée, avait réalisé toute l'affaire, avait acheté d'un bloc cheval, harnais, voiture, et avait obtenu du propriétaire qu'il le laisse tout de suite à notre disposition.

Il s'appelait Gamin ! Il était magnifiquement racé, et il ne me semble pas avoir jamais rencontré un poney aussi parfaitement beau. Mais son caractère emporté laissait un peu à désirer... nous pouvions peu le sortir en semaine, puisque nous étions en classe. Le sang de Gamin était vif: s'il apercevait un cheval au galop, il le suivait - à la vue d'un officier en pantalons rouges, il n'hésitait pas: c'était le mors aux dents immédiatement.

Nous conduisions fort bien toutes deux... mais je l'ai eu parfois, emballé, deux ou trois kilomètres sans pouvoir le calmer - et si ma main était ferme, mon coeur battait bien un peu.

Il faut que je vous raconte que nous avions eu l'idée, dans nos expéditions du jeudi, de rechercher les églises les plus pauvres... et il y en avait beaucoup, et de bien tristes, dans ces campagnes du Nord. Il m'en souvient d'une où il y avait de si grands trous dans le toi que les oiseaux entraient, faisaient leur nids, et l'autel était tout sali.

Pour une autre, qui n'avait absolument pas de dessus d'autel, nous avons eu tout de suite l'idée d'en fabriquer... et d'en faire la surprise... au bon Dieu - et au pauvre curé.

La mode, à cette époque, était à un gros tissu appelé "canevas-java" et qu'on brodait au point de croix avec des laines de couleur.

Nous l'avions mystérieusement apporté, quelques semaines plus tard, et étendu sur l'autel... qu'il était beau ! la vieille église en était toute éclairée... mais l'autel de la Sainte Vierge et celui du bon Saint-Joseph - à droite et à gauche du maître-autel semblaient tout pauvres - alors nous nous sommes remis courageusement au travail.

Quelques semaines après, nous arrivons toutes joyeuses avec celui de la Sainte Vierge... l'église était toujours fermée, et nous devions aller chercher la clé chez une brave voisine.

Nous avions pu mettre encore en secret celui de la Sainte Vierge, mais lorsque nous avons eu terminé celui de Saint Joseph, nous espérions encore le mettre en cachette... Mais le bon curé avait donné une consigne à la femme-à-la-clé... et nous n'avions pas fini de l'installer que nous le vîmes surgir de la sacristie... fort ému... les larmes aux yeux: "Ah! mes petites enfants! mes bonnes petites enfants !!"

Et nous rêvions d'avoir tellement de temps - tellement de courage et tellement d'argent que nous aurions remis à neuf toutes les églises du diocèse!

Je dois vous raconter aussi une aventure si comique qui nous est arrivée avec Gamin.

A cette époque, les jeunes filles ne sortaient jamais seules - même en voiture - et nous emmenions toujours avec nous Léopold, le valet de chambre.

Mais, en temps de vacances, tante Elise trouvait difficile de nous donner tous les jours le valet de chambre. Et nous avons eu l'idée géniale - puisqu'il n'était là que pour la parade, pas besoin d'un valet de chambre, ni d'un laquais... un bon vieux des Petites soeurs des Pauvres ferait très bien l'affaire - ce qui fut dit fut fait. Nous l'avons choisi pas trop rabougri, encore bien beau, bien droit. On lui fit faire une livrée magnifique et on lui expliqua ce qu'il aurait à faire et qui se résumait en : "Rien". Il devait simplement s'asseoir sur la banquette arrière de la charrette anglaise - les bras croisés à la hauteur de la poitrine - et ne plus bouger.

Pour bien comprendre ceci, petits enfants, votre papa vous expliquera comment était faite une charrette anglaise: devant, la banquette regarde le cheval. Derrière, la banquette de sens opposé, tourne le dos. Notre bon vieux tait donc, à reculons, dos-à-dos avec nous... comprenez-vous bien? ... Mais voilà que notre polisson de Gamin aperçoit un bel officier de cavalerie au grand galop dans la verte campagne... il fait un bond d'une telle violence que lorsque nous nous retournons, nous découvrons que notre vieux n'est plus dans la voiture... mais là-bas, loin, en plein milieu de la route, il trônait, toujours assis sur le coussin qui avait sauté avec lui... et instinctivement il avait repris la position: les bras croisés.

Il n'a eu aucun mal, heureusement.

Au printemps, à l'époque des jonquilles, qu'on appelle dans le Nord des aillets, nous partions dans les bois de Maresches, et il y en avait tellement que lorsque nous rentrions, notre Gamin et notre charrette anglaise auraient fait bonne figure le jour de la bataille de fleurs sur la Promenade des Anglais. Malheureusement, un de ces soirs-là, ayant rencontré un gros arbre en travers du chemin... Gamin oublia qu'il était attelé, et non monté, et il sauta... avec la voiture.

Et comme il avait des idées de plus en plus folles, et continuait de courir après tous les officiers de la garnison, on décida qu'il n'était plus sage de lui confier des jeunes filles sages et bien comme-il-faut. On le vendit -mais jamais nous n'en avons aimé un comme lui.


Juliette Billiet-Boulan


"Maman"


Mes chiens

Christine a horreur des chiens. Dès que ce mot vient dans la conversation, elle fronce son petit nez, et tranche d'une façon péremptoire: "Des chiens, c'est dégoûtant!". Ce n'est donc pas pour elle que j'écris ce chapitre. Il faut croire qu'à son âge je n'étais pas de son avis, car je les ai beaucoup aimés - et j'ai eu de vrais gros désespoirs à chaque drame qui a marqué la fin de leur vie.

Comme elle, d'ailleurs, je ne les aime plus. Leur extraordinaire attachement fait que, soi aussi, on s'attache à eux d'une façon anormalement exagérée, et il y a mieux à faire.

Mon premier s'appelait Fidèle (ce qui situe tout de suite l'époque) il était tout blanc, tout frisé, avec des yeux roses comme un lapin - une petite queue ratée... je crois qu'il était affreux, mais je l'aimais, c'était "mon" chien. Et je pleurai beaucoup quand il mourut, comme le chien de la comtesse de Ségur, d'une indigestion de saucisses.

Le second fut Mousse - c'était un épagneul de très petite taille - tout noir - il était exquis. Il aurait voulu ne jamais me quitte, mais hélas! les consignes étaient sévères... "je ne veux pas de chien dans la salle à manger", disait Maman. " pas de chien à la bibliothèque, disait Papa "... "Pas de chien dans ma cuisine", disait le cordon bleu... le pôvre! il ne lui restait que le jardin où nous faisons de grandes parties. Un jour, on s'aperçut qu'il avait le ver solitaire. Les soins n'ayant pas réussi, Maman fut inflexible: on le donna à un cultivateur des environs qui avait promis de bien le soigner. Je le vis partir avec de grosses larmes... Le lendemain matin, un jappement discret m'éveilla... pieds nus, en chemise de nuit, je courus... ma fidèle petite bête était là, crottée, fatiguée, haletante des vingt kilomètres - mais si heureuse d'avoir retrouvé sa maîtresse! On s'attendrit, on essaya de nouveaux soins - mais je n'avais pas le droit de le toucher, c'était horrible. Bref, un triste soir, j'entendis des conciliabules secrets entre Papa, Maman, Bavay, j'entendis parler de sac, de pavé, de la Rhônelle (à cette époque, on ignorait les piqûres) - et le lendemain, en m'éveillant, Maman me dit: "Annette chérie, le petit Jésus te demande un gros sacrifice..." J'avais compris - et ce fut en effet un gros sacrifice.

Pour me consoler, Papa me fit un cadeau magnifique: un Saint-Bernard de toute beauté - quand il mettait ses pattes sur mes épaules on ne me voyait plus. Un soir, il se sauva dans les greniers à foins - mangea un rat empoisonné et mourut dans la nuit!

Le quatrième fut un berger anglais d'une rare pureté de race. Un matin, Bavay horrifié vient me chercher. Black ne bougeait plus - ses grands bons yeux semblaient me supplier... le vétérinaire appelé en toute hâte l'acheva et, intrigué, demandé l'autopsie: il s'était cassé la colonne vertébrale à hauteur du cou en passant la tête à travers les barreaux du chenil - petit jeu qu'il aimait, et qui le perdit. J'ai longtemps gardé son beau collier où son nom était gravé sur une plaque d'argent.

Puis vient Tom, un danois... celui-là reçut la visite d'un chien ami qui fut reconnu atteint de la rage: par précaution, on dut l'abattre.

Devant une telle succession de drames, j'ai renoncé aux chiens. Je commençais d'ailleurs à m'occuper de catéchismes et d'une collection de miséreux sympathiques, et j'ai cru comprendre par là que le bon Dieu préférait me voir occupée d'enfants que de chiens.

Je n'en ai plus jamais eu.

Mais, avant de finir le chapitre des chiens, je veux vous raconter l'histoire de Jeannette.

Jeannette était la très jolie chienne de chasse de mon oncle Charles Theillier (le père de Maurice et de Paul) il paraît qu'elle était remarquable - en forêt comme en plaine. Elle était remarquable aussi à la maison - et tante Henriette l'aimait beaucoup. Chaque matin, elle allait, seule, lui chercher son journal - qu'elle lui rapportait de la librairie du coin, soigneusement plié dans sa gueule. Et elle le déposait sur ses genoux avec une si charmante inclinaison de la tête qu'on eut dit qu'elle saluait.

Tous les vendredis, Jeannette allait seule au marché aux poissons. Tante Henriette avait fait une convention avec une des marchandes, qu'elle payait chaque mois et qui avait la consigne de mettre le poisson du jour, dans le panier que la bonne bête apportait entre ses dents.

Pour que vous compreniez bien l'histoire, il faut que vous comprenez bien comment était fait le panier. On n'en fait plus comme cela maintenant. Il avait une anse au milieu et, de chaque côté de l'anse, des couvercles. Or, voici ce qui est arrivé un jour:

Jeannette était partie à neuf heures... et à dix heures, elle n'était pas encore revenue! Tante Henriette s'inquiète - puis elle s'habille, et sort... à peine dans la rue, elle aperçoit un grand attroupement... plus de doute! Jeannette s'était fait écraser! ... Mais en s'approchant, elle voit qu'au lieu de la figure atterrée qu'ont toujours les bonnes gens devant les accidents, ceux-là se tiennent les côtes de rire...

Ce matin-là, la marchande avait reçu des marais de Saint-Saulve un lot de belles petits anguilles de rivière - et elle en avait largement rempli le panier Mais le long du chemin, les anguilles s'ennuyaient - l'une d'elles s'échappa. Jeannette déposa la panier - rattrapa la fugitive - et soulevant discrètement le couvercle de la pointe de son museau réintégra la délinquante... mais hélas, une autre profité de l'occasion - elle la ramena encore. Mais d'autres partaient - et quelques instants après toutes les braves anguilles se promenaient sur le trottoir de la rue de Mons... la pauvre bête, affolée, essayait bien de les ramener, une à la fois - mais comme elle ne voulait pas rentrer au logis sans son chargement complet, cela aurait pu durer jusqu'au soir si Tante Henriette n'était pas arrivée.

Elle m'a souvent raconté l'histoire - et ajoutait toujours qu'elle n'oublierait jamais le regard de Jeannette quand elle a aperçu sa maîtresse fendant la foule... regard mêlé d'effroi, d'amour, d'angoisse et le l'immense désespérance qui emplissait son coeur de chien.

Mammy


Déraillement du train de Paris

La nuit la plus cruelle que j'ai passée fut celle-ci: Père était à Paris et devait rentrer à 6 heures. Or, il n'était rentré ni à 6 heure, ni à 10 heures, ni à 3 heures du matin - je ne pouvais plus quitter ma fenêtre ouverte, pour guetter quoi? je n'en savais rien. Mais je me souviens que je me disais: "S'il était tué, peut-être enverrait-on de la gare prévenir les familles? " A ce moment, dans la nuit noire de la rue de Hesques, je vois déboucher un employé de chemin de fer - vêtu d'une longue pèlerine sur laquelle tombait la neige - et, à l'aide d'une lampe-tempête, il déchiffrait les numéros des maisons. Je lui crie: "Ne cherchez pas, c'est ici ... il est mort ? " Une bonne grosse voix me répond: "Ben non, il n'est pas mort! à preuve qu'il vous fait dire que le train il a déraillé, et que, pour lors, y ne reviendra que demain".

Cher père! Il avait si peur de l'angoisse de sa femme qu'il avait réussi à alerter le chef de gare d'Amiens - puis celui de Valenciennes, pour qu'on m'envoie un "exprès spécial" chez moi...

Et je me disais que si tous les voyageurs du train en faisaient autant, il eût fallu une brigade spéciale d'employés.

... Il n'est peut-être pas inutile d'ajouter qu'à l'époque, Père était député du Nord.


Les enfants que j'ai égarés

J'ai Paulette - sur la plage - elle jouait sagement avec sa pelle et son petit seau. Tout-à-coup, près du trou, la pelle et le seau, mais plus de Paulette - elle avait quatre ans, et un amour de petite robe rose - très vite, toute la plage a été alertée, mais rien...

Quant à midi, après deux heures de folle inquiétude, arrive placidement une grosse Nounou, un bébé dans les bras, et Paulette par la main. "Je ramène la petite... elle admirait tant mon bébé, que je l'ai emmenée à la villa pour qu'elle le voie dans son bain".

Heureusement, ma joie a dépassé ma fureur... sans quoi! la nounou aurait passé un mauvais quart d'heure.

Les heures les plus dramatiques furent avec Antoine, qui avait deux mois. Une nuit, je m'éveille pour lui donner sa tétée - le berceau tait ouvert, la couverture écartée, mais plus de bébé... je me frotte les yeux, croyant à un mauvais rêve. Mais non, il n'était plus là... Père court comme un fou à la porte de la maison, elle était solidement verrouillée, comme à l'accoutumée. J'éveille Bonne-Maman - les domestiques ... toute la maison en éveil - personne n'avait rien vu - ni entendu - les portes donnant sur le jardin étaient aussi fermées de l'intérieur...

Tout-à-coup, j'entends sous le lit un bruit insolite, comme un petit suçottement Antoine dormait profondément sous notre lit, en suçant son pouce.

Un fabricant d'Armentières m'avait offert pour sa naissance un paire de draps de fine toile, tissée sur trois mètres de large. Tout le drame venait de là: m'était endormie pendant la tétée, Toine, repu, avait roulé par terre. Puis - en me levant - pris dans le grand repli du drap, avait filé sous le lit...

Je l'ai reperdu trois ans après. Des couvreurs étaient dans la maison et il était monté par la grande échelle sur le toit où, les jambes pendantes, il attendait - pas plus fier que çà - qu'on vienne le chercher... mais ce fut une terrible minute, car s'il perdait l'équilibre, dans sa joie de voir arriver le secours, c'en était fait de notre petit Toine... Mais le bon Dieu voulait le garder, tout en lui réservant d'autres fameuses culbutes.

....

Une bien grosse émotion fut la perte, aussi sur la plage de Wimereux, de Michel et Roger Billiet qu'on m'avait confiés pour un mois. J'avais 18 ans, il avaient six et huit ans. Ils jouaient sur le sable mouillé. J'étais dans le cabine, tout-à-coup je ne vois plus ni Michel ni Roger... il était deux heures et l'horreur de cette angoisse a duré l'après-midi entière. Toute la plage alertée - la Mairie - le commissariat - Rien... et il y avait des romanichels dans les environs... je n'avais plus qu'à télégraphier à Tante Marie, à Valenciennes... quels mots effroyables allais-je trouver?

A ce moment, une voix douce me dit: "Pourquoi que tu pleures? ". Ils étaient là, tus les deux...

Un jeune Anglais, possesseur d'un canot, les avait emmenés faire une petite promenade en mer, promenade qui s'était prolongée tout l'après midi. Ils étaient enchantés!

Moi, peu...


Les accidents

Quand j'ai parlé d'ouvrir dans mes "Souvenirs" un chapitre sur les accidents, Jacqueline m'a dit: "Racontez surtout celui de Père, j'en entends toujours parler sans savoir ce qu'il y a eu". Ce fut pourtant terrible.

Père, après une jeunesse plus intellectuelle que sportive, ne savait pas monter à bicyclette. Très gentiment pour moi, il a voulu apprendre.

Il prenait donc une des dernières leçons, à Valenciennes, sur le boulevard Pater, à 6 heures du matin, quand déboucha un long camion attelé de deux chevaux. Malheureusement s'arrêtait à une des maisons de ce même côté. Père voulut donc prendre sa gauche - c'était trop tard. Les chevaux n'ont pu s'arrêter, et il fut renversé par le timon qui l'atteignit en plein ventre.

Il perdit connaissance... trois docteurs arrivèrent en même temps - et j'entendis le docteur mariage dire au docteur Boulogne: "Pauvre gosse ! elle est mariée depuis six mois... mais il faut tout de même lui dire la vérité".

Ils m'expliquèrent alors qu'on ne saurait si le foie était écrasé que sil survenait des vomissements jaunes - quant au rein, il était ouvert en deux et ne tenait que par la peau extérieure.. qu'il était bien de demander le prêtre très vite. Ils étaient à peine sortie que je pus voir ma cuvette entière de vomissements jaunes, en même temps qu'une incroyable hémorragie de la vessie.

J'étais fixée.

C'est alors que j'entendis mon Papy dire d'une voix calme: "... tous ces médecins n'y connaissent rien. C'est idiot - moi, je sens bien que ça va - dans quinze jours je plaide au Tribunal."

Le lendemain, le docteur Mariage (un si bon ami) sonne, et demande à voir... Madame. Et la bonne de répondre: "Madame est là-haut, elle déjeune avec Monsieur qui va fort bien".

Le docteur Mariage m'a alors expliqué (je vous le transcris tel qu'il me l'a dit) :"Le rein, tel un rognon de mouton, est entouré d'une pellicule. Le rein a été coupé en deux et vidé dans l'hémorragie, mais la pellicule a tenu.".

Ce cher Mariage qui ne venait que pour m'apporter ses condoléances a trouvé Père indigné parce que je ne voulais pas qu'il se lève... et m'a conseillé de lui dire, sans ménagements, qu'il était perdu s'il faisait un mouvement qu'il était très mal, etc... mais Papy, tenace: "Je te dis qu'ils n'y connaissent rien."

Et il a eu le dernier mot: le lendemain, je lui apportais ses dossiers sur son lit.

Ensuite, ce fut mon tour: le frein de ma bicyclette cassa net, sur la terrible descente de Tardinghem, près de Calais. Je ne sais pas très bien si j'ai beaucoup souffert... ce dont je me souvient très bien, c'est que lorsque j'ai eu repris mes sens, j'ai entendu une voix qui disait: "Voulez-vous un verre de cognac ?" et j'ai répondu: " Non, j'aimerais mieux des épingles anglaises". Car, si j'avais encore une robe dans le dos, je n'en avais plus par devant.

Puis, il y a eu le mémorable accident de l'horloge.

Jacques avait deux ans - et avait dû décider de mettre par terre cette brave horloge comtoise qui était dans la lingerie. Il en avait soigneusement défait les cales - et tirait à lui, quand un grand fracas signala que le résultat était acquis... Malheureusement, la vitre ronde s'était encastrée dans sa pauvre petite tête bouclée... sa figure était constellée de fines aiguillettes de verre. Le docteur Mariage passe une heure à remettre les choses en état - s'aidant d'une douche à haute pression pour nettoyer l'intérieur des plaies.

Quant cette opération fut terminée, Maman me conseilla de m'étendre un peu avec "de la fleur d'oranger"... douceur qui, à cette époque, était un remède à tous les maux. J'attendais Paulette, et j'étais tout de même un peu secouée.

Quant je me relève, je cherche et appelle l'opéré... qu'on ne trouve plus. On le découvre enfin, dans ses crêpes Velpeau, debout au milieu des décombres (il ne restait plus que le panneau du fond) ... et on entendit sa petite voix ravissante déclarer: "Dack, il avait pas fini de tout démonter".

Jacques a toujours eu de la suite dans les idées.

......

Il y eut, à Villers, l'accident de Jacqueline qui fit le désespoir de Luc. Il partait à bicyclette avec ses paniers vides - pour une ferme des environs - toujours gentil, il emmène Jacqueline sur son cadre.

Au retour, tous paniers débordants, ils aperçoivent dans un chêne une grosse boule de gui. Grimper à l'arbre, décrocher la boule, l'ajouter au chargement de la bicyclette, fut l'affaire d'un instant.. "Comme Mammy sera contente !".

Mais Mammy ne fut pas contente - parce que trop de trésors accumulés sur une même bicyclette ont fait si bien que Jacqueline, le pied écrasé, passa toutes ses vacances en chaise longue - songeant que lorsque notre brave concierge affirme que le gui porte bonheur, ça ne doit pas être tellement vrai.

..................

Le pied cassé de Père. Un matin, Père pat en auto pour une randonnée dans le Cambrésis - accompagné d'Alexandre, le premier représentant.

Il devait rentrer pour dîner - mais vers 8 heures, je reçois ce triste télégramme: "Cheville cassée, rentrerai tard".

Emile Carlier, qui passait à ce moment-là, entre, ne veut pas me quitter, et plus catastrophique que jamais me dit qu'il faut retenir tout de suite docteur, chirurgiens... et qu'on prépare un lit bien droit, bien chauffé... qu'il s'inquiète d'un brancard.

Lorsque, après une bien sinistre soirée, j'entends dans le lointain le son du Klaxon bien connu et tonitruant de la chère Renault.

Je me précipite... et me frotte les yeux en voyant mon René exécuter un magnifique tournant sous le porche... "Pauvre chéri! Tu ne souffres pas plus que ça ?"

C'était une cheville de l'auto qui était cassée.


La guerre 14-18, Wimereux

Chers petits-enfants, ne craignez pas, sous ce titre sinistre, que je vous raconte les horreurs de cette dure guerre. Tout a été dit - et vous en savez autant que moi.

Je veux pourtant vous dire deux choses: d'abord vous raconter quelques joyeux souvenirs de ces quatre années - ensuite vous dire - pour que vous ne l'oubliez jamais, l'extraordinaire courage de Père, de ma chère Maman et de nos grands, courage qui, à l'époque, m'emplissait d'admiration, et qui m'émeut encore quand je revois en pensée certains tableaux de ces terribles hivers.

Je veux d'abord vous raconter ce détail vraiment humoristique qui a marqué le début de cette période. O ironie du sort ! ... nous, qui ne devions jamais revenir, nous avions pris des aller-et-retour... c'est le 14 juillet 1914 que nous quittions la maison de la rue de Hesques.

La Cie des Chemins de fer du Nord avait inauguré pour le 14 juillet un "train de plaisir", aller et retour dans la même journée pour 5 francs 75.

A cette époque, il n'y avait pas de carte de réduction, et cette idée drôle m'avait séduite de faire voyager toute ma smala, bonnes et enfants, pour cent sous par personne, alors que le billet simple coûtait cinq fois plus... en route, bien joyeusement, nous avons jeté les retours par la fenêtre... symbole!

Par une idée de haute élégance (que j'ai bien maudite l'hiver suivant) je n'avais pas pris une seule paire de chaussures foncées.

Les vacances ne furent pas paisibles longtemps - quinze jours après c'était la déclaration de guerre - sa longue absence sans nouvelles de lui... cher Papy! Je ne voudrais pas marcher dans les plates-bandes en vous racontant son équipée sur l'Amiral Duperré sur La Rochelle. Il a si bien mis toute sa guerre en chansons que je pense, au contraire, que ce serait charmant de les intercaler dans ces souvenirs. Elles sont parfaites de vie, de gaieté et de vérité... et elles sont aussi en alexandrins impeccables, ce qui, de nos jours, se perd un peu.

Mais ce qu'il n'a pas pu mettre en chansons et que vous sentirez, je suis sûre, c'est son courge. Non seulement il eût peu ne pas être mobilisé, puisque c'est lui qui a refusé la réforme après son accident. Mais deux fois il nous a quittés avec une extraordinaire sérénité: d'abord pour rejoindre son corps, puis, plus tard, pour partir et aller vivre à Paris dans des conditions si pénibles! J'ai toujours gardé son carnet de dépenses: il gagnait dix francs par jour (à la Banque de France) et m'en envoyait huit. Il en dépensait deux pour lui, presque chaque jour semblable: au petit déjeuner, 15 centimes de gros pain - un timbre pour m'écrire - déjeuner dans un petit (!) restaurant, 1F 25 - quête à N.D des Victoires O,O5 - le soir, gros pain et chocolat.

Et il écrivait bien gaiement à chacun de ses petits sur des feuilles de son agenda.

Et j'ai gardé aussi le carnet de comptes de la chère Bonne-Maman - si émouvant. Le 1er janvier 1915, elle vous avait acheté pour vos étrennes un paquet contenant douze petits beurres (chacun un, avec les bonnes). Le soir, en entrant dans sa chambre, je la trouve toute soucieuse, son crayon et son carnet en mains... "Je me demande si c'était bien raisonnable, à moi, d'avoir fait cette dépense, mais ils étaient si contents!"

Elle aussi a eu du courage - elle n'était plus jeune - je sentais son angoisse, et une supplication dans sa vois lorsque, disant la prière du soir, elle implorait "Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien". Pauvre Mère! Tandis que nous, nous étions parfois plus amusés qu'attristés de cette "struggle for life".

Chaque matin, nous allions sur la plage ramasser ce que la marrée de la nuit avait apporté. C'était une vraie partie de plaisir, car elle apportait bien gentiment des choses invraisemblables. Tous, vous souvenez de la caisse de thé de Chine qui a été notre petit déjeuner pendant toute la guerre. Il était salé et exécrable, mais cela nous semblait tout de même meilleur que l'eau. Un autre jour, la mer avait apporté une grosse caisse d'oignons et de tomates, qui s'accommodaient mieux du séjour dans l'eau de mer, et firent nos délices plusieurs jours.

La seule caisse que j'ai eu du mal à digérer était une splendide caisse étanche, bourrée de cigarettes anglaises. Nous avons cru honnête de la "déclarer" aux deux douaniers de garde, en haut de la falaise. Ils sont venus "constater" et ont emporté la caisse.

Mais, bien longtemps après, chaque fois que nous passions par là, une délicieuse odeur de tabac blond nous faisait comprendre que le conscience avait été moins délicate que la nôtre.

Et il y eut aussi, dans les épaves, une cabine entière de bateau, mais c'était bien triste - car, si nous ne savions pas d'où venaient les tomates - par contre nous avions vu sombrer la veille un magnifique cargo. Il avait heurté une mine flottante... jamais je n'oublierai le tragique de cette vision. J'étais seule sur la plage avec les petits - le soleil - le sable doré - la mer si bleue...

Tout à coup, une explosion - un très haut panache de fumée noire... quand la fumée s'est dissipe, j'ai vu la quille arrière du bateau qui achevait de disparaître...

Quelques secondes après la mer était redevenue calme et bleue, les petites vagues clapotaient gaiement - pendant que des hommes agonisaient, effroyablement - là, à quelques centaines de mètres en face de moi.

C'est mon souvenir le plus affreux de la guerre. Le lendemain, nous n'avions plus le courage de rire et de chanter en cherchant nos épaves.

Ce que nous rapportions bien soigneusement chaque matin, c'était: des sacs entiers de bouchons, de bous de bois, de débris de liège, dont Charline avait expressément besoin pour alimenter son fourneau.

Il y avait aussi les bouteilles! Nous avons longtemps espéré en trouver une soigneusement cachetée et renfermant un document d'importance comme "sommes naufragés par telle latitude et telle longitude - demandons du secours"... Et on se voyait déjà au bureau Veritas! ... mais je dois à la vérité de dire qu'elles ne contenaient jamais que des fonds puants de vin rouge - d'essence -d'huile de ricin - ou remèdes contre le mal de mer... n'importe! Antoine les nettoyait et allait les revendre au pharmacien.

Lui aussi avait du courage: au cours d'une grande expédition que nous avions faite à Hesdigneul, il avait remarqué dans un fossé une bouteille vide d'eau d'Evian... et il a refait, seul, ces interminables kilomètres pour aller la rechercher, parce que celles-là, le pharmacien les reprenait dix centimes. Le soir, il m'a dit "Je n'ai pas voulu user trop mes chaussures... je les ai retirées en route. Il fut récompensé de sa peine, car dans la pêche aux épaves du lendemain, il a trouvé une bouteille compte-gouttes. Durant des heures, il l'a récurée, puis l'a portée à son cher pharmacien... je le vois encore revenant, rouge, essoufflé, hors de lui de bonheur et d'orgueil "il m'a donné dix sous! dix!!"

La plus grosse épave que j'ai jamais trouvée était un chêne! Un énorme tronc de chêne - mais hélas, il était loin... j'attendais Luc pour quelques semaines plus tard - et il faisait bien froid - mais comment hésiter devant un apport aussi considérable de combustible? ... aussi je n'hésitai pas. Luc n'était pas très content, et me donnait de solides coups de pied - et je lui réponds... "ne te plains pas, mon chéri, tu as plus chaud que moi". Une heure après, j'étais à la villa... avec mon chêne. C'est l'exploit sportif dont j'ai toujours été la plus ravie.

Tout était épineux! Le ravitaillement - le vêtement - le chauffage - amis le plus terrible de tout était que, la villa étant en pleine zone des armées, nous n'avions jamais peu obtenir de permis de séjour. Nous étions constamment sous la menace d'expulsion... ce qui terrifiait ma pauvre Maman. Je m'arrangeais de mon mieux avec les gendarmes qui m'aimaient bien, et tout en m'expliquant que nous étions passibles de prison, l'un d'eux avait ajouté: "Pour vous y conduire, Madame Lefebvre, faudra chercher un aut' que moi... moi, j'pourrais pas". Je l'aimais bien aussi.

Ce brave gendarme m'arrive un soir, avec un nouveau papier comminatoire. "Ecoutez, puisque vous allez en avoir sept, je vais mettre 7 tout de suite - ça fera mieux, ils n'oseront pas vous renvoyer".

La semaine suivante, un autre gendarme. "Combien avez-vous d'enfants ? - six".

Quelques jours après arrive en auto de Boulonne un capitaine de gendarmerie. "Madame René Lefebvre ? - Oui... -Combien avez vous d'enfants?"

Alors, désemparée pour la première fois, j'ai dû réfléchir longuement. Devais-je dire six? ou sept? Mais lui, jovial, partit d'un grand éclat de rire qui nous a sauvés. "... ces sacrés gens du Nord! Ils ont tellement d'enfants qu'ils ne savent plus combien ils en ont! ".

Les factionnaires aussi m'aimaient bien. Un jour, usée de vous faire manger du riz et du lard américain, j'eus trop la fringale, en ce beau printemps, d'une fraîche salade de pissenlit... il y en avait de si beaux, de l'autre côté du viaduc!

Mais un soldat m'arrête, baïonnette au canon "Interdiction absolue". Nous discutons. J'explique qu'à la Mairie ils ne ne veulent pas me donner de laissez-passer, et j'ajoute: "J'ai trop envie d'une salade de pissenlit pour mes mioches". Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse, je suis obligé de vous tirer dessus". Je dis "Alors, tirez-moi en revenant, quand j'aurai ma salade". Quand je suis repassée, il était toujours là... mais le nez au mur, et je croyais lire sur son bon gros dos: "Passez vite pendant que je ne regarde pas!".

Le ravitaillement était inexistant - et par séries terriblement monotones. Dès septembre, nous allions dans les prairies de la vallée du Denacre chercher des champignons. C'est exquis de trouver sur sa ta le un bon plat de champignons... mais quand il faut les trouver tous les jours et à tous les repas, pendant des semaines, c'est franchement écoeurant. Je ne sais pas comment je les aime encore.

Demandez plutôt à Antoine s'il aime les fèves?

Nous avions appris qu'un immense camp anglais allait s'établir sur les hauteurs de Makétra - on autorisait le public à ramasser les fèves qui, sur cet emplacement, couvraient des kilomètres.

Et ce fut le régime des fèves à tous les repas.

Je veux aussi vous raconter l'histoire de la poule. Quelques jours avant Noël -nous avions évoqué les dindes truffées - les boudins aux raisons - les bûches de moka - et autres bonnes choses... Et, tout de même rêvant, seule, un peu tristement à mon balcon, songeant que nos pauvres gosses n'auraient rien de bon pour Noël... j'aperçois, glissant un fil de l'eau dans le Wimereux, une grosse poule morte... j'étais tellement prise par mon rêve et mon désir, que pas une seconde je n'ai pensé que ce que j'allais faire était absolument répugnant... je ne pensais à rien qu'à la joie de tous le jour de Noël... descendre le Wimereux - prendre la bête - la plumer en cachette... quelle ivresse!

Et ce n'est que bien des jours après... J'ai pensé qu'ils auraient pu attraper tous la fièvre typhoïde ou autre calamité.

Mais, pour la poule comme pour le reste, le bon Dieu était avec nous.


Nos "bonnes"

Mars 1945

Maintes fois, ces dernières années, j'ai entendu de pauvres petites jeunes femmes se lamenter: "Moi, Madame, j'ai changé de bonne dix fois en un an !" et parfois, j'ai eu la vanité de répondre que "nous en avions changé quatre fois en un siècle...".

La première fut Philippine Martinache, entrée au service de Bonne-Maman Billiet vers 1849 - elle a élevé Maman et tous ses frères et soeurs: Edouard, Elise, Jules et la petite Marie. Elle fut une si parfaite amie qu'elle est enterrée au cimetière Saint-Roch, dans le caveau de famille, près de Bon-Papa et de Bonne-Maman qu'elle a servis, soignés et aimés pendant soixante ans.

La seconde fut Mariette - brave fille entrée au service de Papa et Maman à leur mariage. Je ne me souviens d'elle que tragiquement: elle repassait - le fer était trop chaud - elle l'a reposé sur la table sans voir que ma petite main était dessous. La douleur fut telle que je m'en souviens très bien et vois encore l'armoire à pharmacie dans laquelle Maman a pris une bouteille jaune... j'avais deux ans et sept mois. J'en garde toujours la marque triangulaire qui se voit fort bien, l'été, quand ma main brunit. C'était à Raismes, dans une délicieuse petite maison, en lisière de forêt. Mariette s'est mariée à Vicoigne - de l'autre côté de la forêt. A chaque printemps, une bonne grosse femme arrivait à pied, avec un formidable bouquet de muguet des bois... "pour la petite Anne-Marie ! ..."

La troisième équipe fut la plus belle de toutes: Sophie et Héléna. On ne peut analyser ce que furent ces longues années de lessives - de repassages - d'encaustiquages - de dîners cuits à points et servis à l'heure - le tout mêlé de bons sourires, de mots gentils, d'attentions délicates. D'ailleurs, je crois qu'il me suffira de raconter leur mariage à toutes deux pour que vous compreniez ce qu'elles étaient.

Je remarquais un jour qu'un certain rideau blanc de la chambre de maman était très rapidement chiffonné sur une petite surface... la place d'une main écartant le voile. C'était si net et si précis, cette tache au milieu de l'amidonnage, que j'en fus intriguée.

Au bout de quelques jours d'un petit travail à la Sherlock, j'avait tout compris. Le rideau s'ouvrait sur la cour - et de l'autre côté de la cour s'ouvrait la fenêtre du bureau où, le nez sur les livres, travaillait le plus magnifique des employés comptables (celui qui, un jour, avait répondu à Père: "Monsieur, je ne me trompe jamais".) Bref, il était beau - il était brun - et je crois qu'entre les additions il levait souvent les yeux pour voir si derrière le rideau soulevé n'apparaîtrait pas la jolie petite figure rondelette d'Héléna.

Alors, Maman à parlé à Léon... Maman a parlé à Héléna... Léon a rougi très fort... Héléna a rougi un peu plus...

C'est comme cela qu'on se mariait en ce temps là.

Et les amours du cher Bavay et de la brave Sophie sont encore plus magnifiquement chastes. Maman avait ouï dire qu'une petite péronnelle était amoureuse folle de Bavay. Maman lui dit: "Ce n'est pas là une femme pour vous, Bavay, vous feriez bien mieux d'épouser une honnête fille comme Sophie". Tout troublé, il ne savait que dire... "... Madame croit? .. Madame pense? ... si qu'Madame elle voulait bien lui parler pour moi? parce que moi, j'oserais jamais..."

Maman fit la demande - et la demande fut agréée.

Et c'est ainsi que nous perdîmes Sophie, notre fine cuisinière, en la donnant à Bavay. Il la méritait - il avait, pour nous, le dévouement d'un terre-neuve - il n'est rien qu'il n'eût fait pour nous. Il habitait out en haut d'Aulnoy - sa maison était distante de la nôtre de quatre kilomètres et demi, qu'il faisait à pied matin et soir. Au moindre appel, il accourait - sans distinction de dimanches, de fêtes ou d'heures. Après la naissance d'un des enfants, mon lait n'était pas si brillant que les autres fois, le docteur avait parlé de promenades au grand air. Le soir, après dîner, je m'astreignais à une fastidieuse promenade sur nos affreux boulevards. Mais Bavay (son prénom était Bonaventure) avait eu vent de la chose - et un soir, j'entends dans les écuries un bruit de sabots et de harnais décrochés... "j'ai pensé comme ça qu'Madame René, elle se fatiguerait moins en voiture qu'à pied - j'suis en train d'atteler la victoria".

Et cela le mettait à onze heures du soir chez lui.

Cher Bavay! il n'avait qu'un défaut - il n'avait jamais su servir à table - il avait trop peur de mal faire. Il le fallait bien pourtant dans les si nombreux dîners de famille. Mais, malgré sa livrée spéciale, j'avais toujours l'impression qu'il communiquait une odeur de crottin aux croquettes de ris de veau et aux poulets à la crème - et sa main tremblait comme une feuille en servant le Cérans 1865 ou le Chambertin de la Comète.

Et enfin, ce fut la quatrième équipe - équipe sensationnelle, faite d'une extraordinaire sécurité et d'empoisonnements sans nom - attelage qui fait dire à Emmanuel: " Racontez-moi le temps où vous aviez six domestiques".

Il y avait Charline la cuisinière - Marguerite la bonne d'enfants - Bavay le cocher - Eloi le chauffeur et Hyacinthe le jardinier (il était fils de Tichoux de la Briquette - ce pedigree en vaut bien un autre). Quand Marguerite eut trop à faire, du fait de l'annonce du numéro quatre, on lui adjoignit Angéla (époque bénie où les femmes de chambre avaient des femmes de chambre, car Angéla n'était ni plus ni moins que la bonne de Marguerite).

Mais n'anticipons pas. Il y eut d'ailleurs un chassé-croisé - car cette équipe était celle de Maman, rue de Hesques - lors de notre mariage. Quand nous nous sommes installés 21, rue de la Viéwardre nous eûmes comme cuisinière Victoria, dont je parlerai plus loin. Et il y eut la perle entre toutes: Madeleine, qui vaut bien une page à elle seule.

Michel, à sa naissance, avait eu une "menne" pendant quatre mois (Menne Claeyssens, de Rosendaële... pays dont il ne nous est venu que de bonnes choses). Dès son troisième mois, je me mis donc en quête d'une bonne d'enfants. Pas question, à l'époque, de se débrouiller avec une seule bonne.

Un certain matin, donc, on sonne. Victoria fait entrer. Je me trouve en présence d'une bonne grosse paysanne, accompagnée d'une petite fille qui ne semblait pas avoir plus de douze à quatorze ans. Les cheveux étaient serrés - si serrés qu'ils se relevaient dans son dos, comme une minuscule queue de toutou, et noués d'une vieille faveur bleu ciel de boite de dragées. Je m'informe.

"Vous cherchez bien une bonne d'enfants? - Oui, pourquoi ? "

Stupéfaction... c'était bien de la petite qu'il s'agissait. Je ne pus cacher mon envie d'en rire, mais la maman, calme, me dit: "Essayez-la, vous verrez - elle a "belle manière"...

Là-dessus, Menne rentre de promenade dans toutes sa splendeur - mon Michel dans sa longue pelisse et ses voiles... je dis "Tenez, saurait-elle déshabiller et changer le bébé? ..." Et Madeleine de s'emparer du colis hurlant qui réclamait sa tétée après quarante ans, je revois encore la douceur, l'habilité, la sûreté, pour tout dire ... l'art avec lequel elle a arrangé son poupon!

Certes oui, elle avait "belle manière"! et elle l'a toujours gardée.

Elle avait belle manière, dis, Coco, quand elle t'octroyait de bonnes tartines de cassonade ? elle avait "belle manière", n'est-ce pas, Michel, quand elle vous recevait en pleine guerre dans son charmant intérieur avec un bon gigot aux frites, et surtout avec son bon sourire et celui de son cher Firmin? Elle avait "belle manière", n'est-ce pas, Marie-Anne, n'est-ce pas, Philippe, quand au départ vous vous sentiez dans les bras un petit lapin tout chaud et frétillant?

Et, de loin, elle avait encore "belle manière" quand le camionneur déposait avenue Kléber quelque magnifique cuivre ancien tout rempli d'oeufs frais "de la part de M. et Mme Firmin Dumon, de Bruay-sur-Escaut".

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Il m'est très délicat de vous parler de Victoria - pourtant je voudrais écrire cette histoire - si belle que je n'en ai jamais entendu raconter une semblable.

Victoria, après un long stage chez nous de parfaite cuisinière... (aux flans au caramel, elle était imbattable) épousa un très brave mineur du Pas-de-Calais.

La guerre survint - elle fut longtemps réfugiée quelque part dans le centre de la France. Puis, elle voulut rentrer chez elle, où son mari était revenu... là-bas, ses amis l'en dissuadaient... lui conseillaient d'attendre... ses amis savaient que ce qu'elle trouverait lui ferait bien de la peine. La guerre avait été trop longue - et le mari trop seul avait installé une voisine à la place de la pauvre Victoria. Mais elle tint bon.

Quand elle arriva dans la petite demeure du coron 39 "ils" étaient à table...

Elle n'eut pas une exclamation - pas un cri de révolte - elle a dit simplement: "C'est moi, je reviens - c'était ma place avant que d'être la tienne, Marie, je ne te mets pas à la rue - t'as une semaine pour te débrouiller".

Pendant huit jours, elle n'eut ni un geste désagréable, ni un mot douloureux. Mais le samedi soir, délai convenu, elle a dit: "Donne moi la gamelle, Marie, demain c'est moi qu'irai chercher le lait".

Et Marie tes partie; pour toujours. Et le plus émouvant de cette histoire, c'est que c'est son mari qui me l'a racontée, en ajoutant: "Une femme comm'çà, voyez-vous, Madame René, y en a pas deux".

Je le crois volontiers.

..................

Charline, pauvre Charline, a laissé je crois peu de bons souvenirs parmi nous. Vous ne devriez pas oublier pourtant que pendant dix-huit ans elle a fait, avenue Kléber, la vaisselle de douze personnes trois fois par jour - des lessives innombrables, des "chotardes" incommensurables... et même des tartes aux prunes où elle excellait. Mais je dois dire ici la seule recette avec laquelle j'ai réussi à en voir sur la table aussi souvent que vous en vouliez:

Si je la demandais directement, il m'était répondu du tac au tac que : un gros repassage était en chantier, ou qu'elle allait justement faire les carreaux du bow-window... Mais, encore une fois, il y avait une recette. Charline avait une passion pour les valses rengaines et toute la catégorie des airs de danse tartignolles... j'ouvrais mon vieux Pleyel et me lançais à corps perdu dans les Millions d'Arlequin avec quatre reprises aux passages langoureux... Lentement, la porte s'entrouvrait: "Je n'avais pas réfléchi pour la tarte... j'ai le temps de la faire après mon repassage".

Tous (sauf Luc qui était le grand préféré) étaient fort mal reçus à la cuisine où ils n'avaient pas le droit de mettre les pieds. Si l'un d'eux, gourmand, se hasardait à demander ce qu'il y aurait pour dîner, il s'entendait répondre: "Des riches!... des pauvres, y n'd'a assez! ".

Ou bien, tout en claquant la porte, elle répondait par ce mot mystérieusement troublant: "Des nônuches !".

Et voici comment se terminèrent dix-huit ans "de bons et loyaux services":

Un matin, à 8 heures, on téléphone pour Charline. Elle se précipite à l'appareil, ayant déjà son chapeau sur la tête, et sa valise bouclée dans le vestibule. "C'est ma mère qui est malade" (la formule n'a pas changé). A 8h 5, elle était dans l'escalier de service. On ne l'a jamais revue, on n'a jamais plus entendu parler d'elle.

Luc, qui est un fin limier, a toujours pensé qu'Albert Mience en savait un long bout là-dessus...

....................

Et il faut enfin parler de Marguerite. C'est à elle que je pensais tout-à-l'heure en parlant de sécurité sans égale et d'empoisonnements sans nom. Elle vous a soignés tous les huit, non seulement avec dévouement, mais avec intelligence. Seulement, il lui manquait ce détail qui semble infinitésimal, mais sans lequel s'ombrent les plus magnifiques qualités: le tact. Elle n'avait aucun tact. Quant Michel eut seize ans, j'ai pensé qu'il pourrait souffrir de sa familiarité, et je lui ai expliqué qu'elle pourrait peut-être, maintenant, l'appeler Monsieur... elle m'a regardée, la bouche ouverte, yeux exorbités, comme quelqu'un qui vient de recevoir une boule de neige dans la figure, et quand elle a eu repris son souffle elle m'a dit: "Quand il m'appellera Mademoiselle, je l'appellerai Monsieur". Parfois, je me demande si ce n'est pas moi qui ai eu tort ?

Jacqueline lui appartenait en propre. Père et moi n'avons jamais eu le droit de la posséder "dans le grand lit". Nous n'avons pas connu d'elle ces adorables gazouillis, ces premiers (?) du réveil tout parfumés d'acide phénique, qui n'en font que mieux ressortir le bon petit parfum d'eau de Cologne, de bon savon et de paradis qu'ils ont en sortant du bain. Jacqueline n'avait le droit d'entrer dans la chambre paternelle que lorsqu'elle était dûment habillée, chaussée et peignée.

Je me suis aperçue un jour que sa prière du soir disait "Petit Jésus, bénissez Gueu-gueu, bénissez Benoît, bénissez Marie (les parents de Marguerite)"... Quand j'ai demande si nous étions là-dedans, il me fut répondu que ce n'était pas nous qui avions le mal de la soigner.

Cette histoire de la prière m'avait l'effet d'un coup de poignard. Elle eût fait déborder le vase (déjà bien plein) si un brave fiance n'était venu, au moment opportun, mettre fin à cet ostracisme.

Mais je n'ai pas fini - je tiens trop à redire son inimaginable dévouement qui ne connaissait pas de : jour et nuit, elle était là. Je n'ai jamais fait une mauvaise nuit. Les dents - les coqueluches - les embarras gastriques... tout était pour elle. Pour certaine discipline, elle était féroce. Elle ne connaissait pas le mot du Docteur Pinard: "Un enfant, c'est un tube digestif". Mais elle aurait dit volontiers: "Un enfant, c'est un intestin". J'ai souvent attribué tant de belles santés au soin méticuleux apporté à l'inoubliable séance qui se renouvelait chaque matin, après le petit déjeuner.

Une laborantine, penchée sur le carré de cristal dépoli où elle examine un cas, n'est pas plus grave que ne l'était Gueu-gueu, l'air sévère et scrutateur, pendant que le malheureux attendait le verdict... elle étudiait la quantité - la qualité - et jusqu'au parfum, qu'elle voulait franc et loyal, sans relents douteux... De ma chambre, j'entendais le ton indigné "C'est pas assez! recommence... qu'est-ce que tu veux que je fasse avec ça!"

Et si, dans les heures du jour, j'entendais quelques pleurs inaccoutumés, décelant un caractère passablement nerveux, j'étais sûre d'entendre: "Toi, jeudi, t'auras de l'huile de ricin". Car, pour Gueu-gueu, le caractère et l'intestin ne faisaient qu'un.

Un jour, où retournant chez elle pour une semaine, elle me faisait ses adieux sur le palier du 52, avenue Kléber, elle me dit d'une vois implorante: "... Madame le soignera bien!? " Et devant le paillasson de Madame Boutier, pour qu'elle parte en paix: "Oui, oui, Gueu-gueu, soyez tranquille, je les soignerai bien".

Un matin de vacances, à Malo, villa Béregbère, j'entre dans la grande chambre d'enfants qui dominait la plage. elle était vide. Sur le balcon, Marguerite était là, immobile - les mains derrière le dos - statue de pierre, son chignon de cheveux si noirs serré sur la nuque - sa blouse impeccable (je ne l'ai jamais vue sale, ni dépeignée) - elle regardait "ses huit" descendre sur le sable: le pli des pantalons des grands, les chemises Lacoste des petits (qu'à cette époque, on appelait du nom plus sanguinaire de Danton ou Robespierre) - les robes si fraîches des filles - ils étaient tous les huit en blanc... elle adorait le blanc, Dieu sait pourtant ce que cela lui représentait de veilles et de lessives. Probablement, depuis des semaines, elle attendait cette minute-là.

Comme elle ne bougeait toujours pas, je m'approche et m'aperçois avec stupéfaction que de grosses larmes coulaient sur ses joues... "Mon Dieu, Gueu-gueu, qu'est-ce que vous avez ? " - "Rien... ils sont beaux"... larmes de fierté, de bonheur, d'admiration.

"Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé".

................

La dernière fois que j'ai été voir Madeleine, elle a voulu me raconter son meilleur souvenir: " Quand un enfant avait été particulièrement sage, ou s'était distingué par une action d'éclat, on l'envoyait dîner à la cuisine - et elle me disait: "Je le raconte toujours aux gens: dans les autres maisons, les dames, elles grondent: "tu te tiens comme un dégoûtant, t'iras manger à la cuisine!" tandis que chez ma patronne, c'était une récompense... et je lui faisais une nappe avec des torchons neufs que je gardais exprès - et je lui gardais mon dessert de trois jours". Brave Baddlo-baddli ! elle en était encore toute frémissante en me le racontant.

Pourtant Dieu sait qu'à l'époque on gardait les distances. Je crois rêver en me souvenant que j'allais en classe à la Sagesse, 6, place Verte, sur le trottoir d'en face de la maison - et que je n'y ai jamais été sans femme de chambre. Elle marchait deux mètres derrière moi, et j'avais ordre de ne pas lui parler dans la rue. Si elle tardait à venir me chercher, je me morfondais dans le vestiaire - mais l'idée de m'a jamais effleurée de filer sans l'attendre. Et j'avais seize ans et demi...

Je ne voudrais pas terminer ce long chapitre par une digression sur cette grave actualité sociale. Je crois bien que Papy a raison quand il dit que nous sommes à la fin d'une époque. Mais tout de même, je pense que, dans beaucoup de foyers, on n'a pas assez "honoré" les bonnes - sans lesquelles, pourtant, notre vie n'eût pas été possible.

Mammy


Le sou de Françoise

Le 1er janvier 1915, Pauline Richard vient offrir ses voeux à Maman. Françoise, qui savait un gentil compliment, le lui récite... tante Pauline, pour la récompenser, lui donne un sou - un sou de bronze... Françoise n'hésite pas longtemps... "Qu'est-ce que c'est que ça ? C'est sûrement bon.. et hop, elle l'avale.

Que faire? Je cours au camp anglais, où je demande le major, le médecin-chef... Avec une dureté incroyable, il m'explique: "Nous ne pouvons rien, une radio ici, c'est une broncho-pneumonie, nous n'avons aucune salle chauffée. D'ailleurs, il n'y a guère d'espoir, vous ne la sauverez pas, étant donné que la circonférence d'un sou de bronze dépasse celle du diaphragme d'un enfant de trois ans. Et puis, il y a l'oxydation du métal. Je vous le répète, de toutes façons, vous ne pouvez pas la sauver".

Comme on était dur, pendant la guerre... je revois le coin de tente où il me disait ces mots effroyables sans la moindre émotion, avec une dureté, une cruauté, un sang froid inimaginables. Et je revins, le coeur broyé, près de ma grosse chérie, si belle et si aimée, qui jouait tranquillement en disant à tous: "Je suis plus une petite fille, j'suis une tierelire".

Elle fut "tirelire" pendant quatorze interminables jours. Il m'avait dit: "Purgez-la", ce qui était idiot, et n'aboutissait qu'à la rendre malade. Et puisque, de toutes façons, il la jugeait perdue, je résolus de la soigner "à mon idée". Donc, au bout de huit jours, je ne lui avais plus donné que du ris - dans l'espoir qu'un bloc épais se formerait et engloberait le sou.

Le matin du quatorzième jour... je revois cette scène comme si c'était hier... dans la chambre d'enfants si riante de la villa Ste-Anne: elle, assise sur son gros pot blanc -faisant visiblement et courageusement tout ce qu'elle pouvait pour n'être plus une tirelire.. moi, à genoux devant elle, effrayée devant ma responsabilité - j'avais agi contre le net avis médical - suppliant le bon Dieu de me la garder - mais je craignis le pire... quand soudain j'entendis résonner contre la porcelaine blanche le choc d'un bruit métallique... je ne pouvais pas me tromper: "il" était là...

Si les grandes douleurs sont muettes, les grandes joies ne le sont pas toujours - je n'avais pas versé une larme pendant ces quatorze affreux jours, et je crois que mon courage n'avait pas failli. Mais la réaction fut telle que, laissant là la pauvre gosse ahurie, je suis partie en claquant la porte me réfugier dans ma chambre où, à plat ventre sur mon lit, je me suis largement rattrapée des quatorze jours sans larmes.

Merci, mon Dieu, elle était si belle - c'eût été affreux...


Antony

Que nous avons eu froid à Antony - tout ce dur hiver sans feu. Il y avait bien dans la salle à manger un misérable petit poêle de corps de garde... mais rien d'autre à mettre dedans que quelques brindilles ramassées dans le jardin.

La municipalité donnait quinze kilos de charbon par mois et par famille... quinze kilos, ce n'est même pas un sac plein - pour avoir ce bon, il fallait faire la queue dans la cour de la Marie. Or, la cour de la Mairie ayant été inondée par une fuite d'eau - et gelée - pratiquement, on faisait la queue sur la glace.

Un certain jour de février - quelques semaines avant la naissance de Jacqueline, je faisais donc la queue, avec elle... tout en surveillant mes pieds qui gelaient, puis mes jambes... qu'est-ce qui arriverait si "elle" gelait?...

Mais, mon tour étant arrivé, je tends la main au guichet pour toucher comme tout le monde mon bon de quinze kilos. Je me trouve face à l'affreux bonhomme communiste, rouge cent pour cent, qui, en communiste bien pensant détestait tout ce qui était l'élément bien pensant... il me tend un papier sur lequel je lis, au lieu de 15, 150... Honnêtement, je crois qu'il se trompe -et je luis fais remarquer... "Vous... foutez moi le camp!"

Il fallait que personne, dans la queue, je sache... et pourtant, le fait était là - il m'aimait bien.

J'avais le bon, mais pas le charbon, qu'il fallait aller chercher du côté de la Croix de Berny. Ce n'était pas tout proche, je n'avais qu'une ressource - m'embarquer avec une brouette. Tout en revenant avec le premier sac, heureuse et fière d'avoir "touché mon charbon", je songeais au spectacle comique que je devais offrir - ma Jacqueline en exergue, ma brouette et mon gros sac... ma seule consolation était que personne ne me voyait, et j'avais pris le raccourci du cimetière - lorsque soudain j'entendis dans le lointain les chants évidents du Dies Irae... c'était même un "gros mort", et il y avait tout le pays...

Pas question de reculer - ni de bifurquer et encore moins de me cacher... après les regards ahuris des petits enfants de choeur - le regard attendri de notre bon abbé Sauvanaud - j'ai dû subir tout Antony...

Et il me semblait que ma vieille robe verte rougissait de honte.


Baptême de Jacqueline

Février 1918

Nos chers grands étaient trop intelligents et travailleurs pour ne pas leur donner les études qu'ils méritaient. Antony n'était plus possible le. Maman a pris d'abord un petit appartement avenue Malakoff pour elle et les trois garçons - puis ce fut le déménagement pour notre 52 avenue Kléber, où nous avons vécu de si douces années. Michel et Jacques évoquent encore souvent les souvenirs de la "Boîte-Ische".

C'est à ce moment qu'un beau matin de printemps, le 21 mars, Jacqueline es arrivée à la maternité de Saint-Joseph, exactement à l'époque des bombardements de Paris par la "grosse Bertha". Je me souviens d'un certain matin où ça tapait ferme, certaines jeunes femmes avaient des crises terribles - une d'elles a accouché dans le taxi qui l'amenait... La pauvre Supérieure avait emmené l'Aumônier à travers les corridors, essayant de calmer les esprits affolés... Je n'étais pas nerveuse, heureusement, d'ailleurs, qu'aurait-on pu faire? Il n'y avait qu'à attendre - et je me souviens d'avoir été amusée en entendant cette brave Supérieure passant devant ma chambre, et disant: "là, c'est le 28, ce n'est pas la peine d'entrer, elle dort toujours.. je dormais, bien sûr, quand il n'y avait rien d'autre à faire. Mais là, j'ai appelé, et j'ai dit au prêtre que tout de même je "dormirais" plus tranquille si mon petit bébé était baptisé...

C'est ainsi que notre Jacqueline fut baptisée dans les caves de l'Hôpital Saint-Joseph.

Au bout de huit jours, elle fit son entrée au 52, mais tout n'était pas terminé pour autant, et ce furent de nouveaux bombardements avec les descentes du cinquième étage à la cave... quand on arrivait, on avait beau les recompter, il en manquait toujours un ou deux, qui filaient dans l'obscurité se recoucher comme des petits chats dans leur nid...


Châtelaillon

En juin, ce ne fut plus possible - nous avons évacué - vers la villa "Idéal" (!) à Châtelaillon deux pièces, et nous étions treize, avec Marguerite et Charline...

On n'était pas bien, évidement, mais tout de même c'était la mer, la plage, les vacances, et surtout la sécurité.

Une des joies furent les huîtres les premiers jours, nous partîmes gaiement pour en ramasser... mais les huîtres sont rangées comme des lames de rasoir... et en moins d'un quart d'heure toutes les petites flaques à marée basse étaient rouges de notre sang.

Nous avons vite compris qu'il ne fallait s'y aventurer que les pieds chaussés de gros godillots... Nous n'en avions pas, bien sûr, mais la plage n'en manquait pas, les paysans des environs, qui venaient à la pêche, jetaient, pêche terminée, leurs vieilles chaussures.

Pendant trois jours, nous allâmes donc chaque main à la "pêche-aux-godasses", et quand nous en avons eu chacun deux, nous avons pu aller à la pêche aux huîtres et Dieu sait ce que nous en avons mangé - il y en avait un tas dans la cuisine aussi haut qu'un tas de bois.

Nous allions aussi chercher des crevettes, elles étaient grosses, à ce temps là! Et nous en rapportions tant qu'on donnait le surplus à une voisine qui élevait des canards...

Jacques et moi ne dédaignions pas la pêche au congre, mais Michel trouvait cela assez dégoûtant, ce qui était vrai: le congre se pêche à marée très basse, dans les dernières flaques, il faut le tuer à coup de tisonnier... et on est complètement éclaboussé de vase et du sang des victimes... mais c'est follement amusant.

C'est au moment du retour à Paris qu'eut lieu le miracle, car c'en est un - un miracle d'amour...

Un matin - la veille du départ - devant notre baraque, une merveilleuse voiture d'enfant, toute garnie, et sur l'oreiller de fine toile, un bavoir de linon sur lequel était épinglée une médaille d'or avec sa chaîne - un papier... "Pour la courageuse petite maman"... la courageuse petite maman s'est effondrée en larmes, devant une telle joie.

Je n'ai jamais rien su, le secret était bien gardé - ni par l'agence, ni par le bon curé. Ma belle voiture est toujours là, elle est dans l'album de famille, elle est surtout dans un des coins les plus chauds de mon coeur.

............

Puis ce fut le vilain automne où Jacqueline ne grossissait pas - et la grippe espagnole - Nous étions tous atteints. Jacqueline n'était qu'une plaie ininterrompue... moi, j'étais à la mort, et je rends hommage ici à notre cher docteur Catelle.. je ne pouvais plus parler - ni respirer - dans un demi-coma, je regardais ma fenêtre fermée, chose que je n'ai jamais pu supporter... Cassel est venu - l'infirmière, furieuse, a dit : "Madame fait signe qu'elle veut qu'on ouvre la fenêtre... on n'a pas idée d'ouvrir une fenêtre en novembre sur une malade qui a une broncho-pneumonie double? " J'ai regardé Cassel - et j'ai pu joindre les mains... le suppliant de ce geste... Il était au pied de mon lit - et pendant qu'il réfléchissait, je me disais: "S'il dit non, je suis perdue, s'il dit oui, je suis sauvée"...

Et il a dit: "Ouvrez la fenêtre".

En écrivant ceci, l'année de mes 80 ans, je lui suis encore reconnaissante, au-delà des années.


"Attila" (Emmanuel)

Il est grand temps de faire le portrait d'Attila, car on sent confusément qu'Attila va disparaître, pour faire place à un Emmanuel sage et policé à souhait. Que ce serait dommage, pourtant, de ne pas se souvenir des trois premières années d'Attila! Quel enfant sera jamais plus terrible à voir arriver et plus délicieux à accueillir. Dès son entrée, comment ne pas être ému par son air si heureux de vous voir - par ses petits bras serrés autour du cou de son cher Papy et par ses "bélé-you" si tendres, si chauds, si spontanés, et ressemblant si peu aux baisers de commande de tous les petits de son âge... mais il n'est pas seul - et voilà que, pendant qu'on accueille son papa et sa maman, Nounou a disparu... où est-il, mon Dieu, pauvre Mammy, elle a déjà la chair de poule. Pourtant, dès le coup de téléphone annonçant son arrivée, on mais autant qu'on le peut la maison en état de siège... il est à la cuisine! désastre - le pot de moutarde est par terre et le sucre en poudre est dans le sel! Affreux boy, allez au jardin et n'en sortez plus...

Quelques instants après, il faut aller voir... Nounou n'est plus au jardin - il essaie d'attraper les nuages et est tout en haut de la grande échelle des peintres... Le bon ange de Toto n'est pas chômeur.

Héroïquement, No-Maman et Kiki vont le garder le weed-end pour que sa maman se repose un peu. On le surveillera ferme. Mais Toto est à l'affût de la moindre défaillance. Kiki est à Montalembert - Nô-Maman téléphone... vite, la boîte à ouvrage - un petit paquet noir ? ... vite, ouvrons! que c'est beau, ces petites pointes qui brillent! c'est couleur de l'eau... hop, mettons tout le paquet dans l'eau, les ciseaux aussi, tiens, puisque ça brille aussi... que c'est joli, cette cuvette avec tout cela au fond. Toto trouve sûrement que les enfants sont bien plus le sens de la beauté que les grandes personnes, et il ne comprendra jamais l'indignation de Nô-Maman devant ses aiguilles au fond de l'eau.

Toto est incompris - ses parents ne le comprennent pas davantage. Chez lui, il y a une si belle terrasse - et c'est haut le septième, mais s'il se promenait un pied devant l'autre sur le rebord de la terrasse, il serait encore plus haut - et la brique du rebord est bien assez large pour son pied... mais voilà sa Mamie... elle n'a pas l'air d'approuver - elle est même toute pâle et gronde très fort en embrassant très fort, serré, serré... pourquoi, mon Dieu ! pourtant, pour dix-huit mois, ce n'était pas mal, Nounou sait qu'à cet âge là, il y a des enfants qui ne marchent même pas, Alors?

Une autre fois, il a avalé un bouton de tiroir de commode - c'était assez bon - en acier - ça glissait tout seul, ça descendait vite, vite, dans son coeur... ça n'a pas eu l'air de plaire non plus à Papa et à Maman... pourtant, il a été récompensé, car aussitôt on l'a emmené faire une promenade en taxi dans un très joli endroit qui s'appelle "Lariboisière". Là, tous les messieurs ont des robes blanches comme les dames - ils ont été très gentils pour Nounou - ils ont allumé des lumières exprès pour lui - et fait le noir - et ont montré à Papa et à Maman la photographie de la bille d'acier. Mais ils ne sont pas si malins que Nounou, car ils n'ont même pas su la rendre à Mamie, tandis que Nounou, à lui tout seul, l'a très sagement rendue à Mamie trois jours après... "Tiens, Mamie !"

Maintenant, Nounou a une petite soeur - elle est très belle - et ne ressemble pas à Monsieur Goupil, comme Nounou quand il était petit. Il l'aime bien et le lui prouve en lui secouant énergiquement la main ou le pied...

Maman est à la clique - Papa, qui a un peu mal à la gorge, a acheté une très jolie petite bouteille sur laquelle il est écrit "Bleu de méthylène". Nounou voudrait bien voir ça de près. Heureusement, Papa, distrait, a laissé la bouteille sur l'armoire... on peut monter sur une chaise le bouchon part vite, ça tourne tout seul... que c'est beau sur le chandail rose de Nounou! sur le plancher aussi, c'est beau! ... sur le chapeau de Kiki, ça ne fais pal mal non plus, mais Nounou a trouvé la suprême astuce, et ça va bien plus vite, c'est de verser tout à la fois, d'en haut, sur le porte-manteau. Ainsi, tout le monde en ai. Pas de favoritisme!

Nounou aime l'eau - il aime même la boire - et chacun sait que "lolobail" signifier "je voudrais de l'eau dans une timbale".

"Lolobail". L'autre jour, il l'a demandé plusieurs fois, et Nô-Maman faisait la sourde oreille - elle était occupée au jardin à écrire à ses petits-enfants. Mais Nounou n'est pas empoté, et sait bien ce qui lui reste à faire... Quand Nô-Maman, entendant d'étranges bruits, s'est précipitée, Attila avait approché une chaise de l'évier; s'y était couché et avait ouvert le robinet tout grand, dans sa bouche, béante comme celle du nain de Blanche-Neige... aveuglé, demi-noyé, ruisselant jusqu'aux pieds, mais ivre de joie et d'orgueil, il n'a retrouvé son souffle que pour déclarer... "a pris lolobail tout seul, Nô-Maman!".

Emmanuel, ce "petit d'homme" a la pudeur de ses tristesses. En l'absence de sa Maman il ne dit rien - mais ayant un jour la boîte de photos il met à part toutes celles de sa Mamie et, se croyant seul, dit très bas: "Pourquoi que t'es partie, Mamie? Pourquoi j'te rencontre plus dans le jardin? pourquoi que tu m'dis pus "Bonjour, mon p'tit père... mon p'tit père à z'ailes ?... ". Et c'est (pendant Bayonne) une douleur profonde - mais celle-là, il la cache...

Une locomotive, haut-le-pied, c'est un "cassé" (un train cassé). Et par lâ-même, un cheval est un "cassé" aussi.

Emmanuel adore les chanteurs ambulants. Toute occupation doit céder au désir de porter "un sou" au Monsieur qui chante les "Millions d'Arlequin" ou "Le temps des cerises". De là à essayer lui-même de ce travail rémunérateur, il n'y avait qu'un pas...

Le coeur de Nounou reste étonnamment sensible. Son crâne ne l'est pas... après n'importe quelle chute, et n'importe quelle bosse, il hausse une épaule semblant dire: "Qu'est-ce que c'est que çà... c'est "yien". Car il aime remplacer les i par des j. (Il est utile de le savoir quand il vous explique qu'il vient de tomber sur son "deyère".

Il est temps, pourtant, qu'il apprenne le français, puisqu'il commence l'anglais. Il sait dire - naughty boy ! Don't do that! All right (qu'il prononce Henriette) et ce soir, en fin de leçon, il dit à son Papa "et "espèce d'idiot", c'est de l'anglais.

Le téléphone est une de ses grandes joies. Nô-Maman le lui permet, car tout se passe avec l'écouteur fixe. Entendu ce matin: "Allo! Mademoiselle, j'peux pas avoir mon numéro? c'est assommant qu'à même! ... ah! c'est vous, Madame Floris ... (pourquoi Floris ?) comment i va, Monsieur Floris? et bébé Floris, comment y va ? ... hein ? vous êtes tout seul à la maison ? ben, moi aussi, paque Papy, il est à la Marie, et Mamie, elle est à Bayonne, et Nô-Maman, elle fait sa toilette dans la salle de bains. Au revoir! ". Et, dignement, il raccroche.

Emmanuel pense beaucoup aux "Marocains", et ne se console pas du départ de "Rorolyne"... parfois, quand je reviens du marché, et que je déballe les sacs, il me dit: " Tu ne rapportes jamais Rorolyne !". Je n'ai pas été une fois cet hiver, villa Mémoris, sans qu'il me la demande - la photo sort du sac (de ma chère enveloppe bleue) il la regarde "à l'âge de deux heures", à l'âge de neuf heures - dans les bras de son père... L'autre matin, en promenade, il a eu un élan de grande joie, croyant apercevoir tonton Jacques... il y avait vraiment une grande ressemblance - mais tout de suite, désolé, il me dit : "Ben non, c'est pas lui puisqu'il a pas Rorolyne"...

Nounou est un tendre - et si sa dure carcasse supporte sans broncher les coups les plus durs, son coeur supporte mal les absences, les départs, ou le blâme de ceux qu'il aime. Ses désespoirs, comme ses repentirs, sont torrentiels...

Mais je veux dire en terminant le côté le plus émouvant de son caractère: c'est une reconnaissance inimaginable pour ce qu'on a fait pour lui - et les manifestations en sont si touchantes. Au soir d'un jour douloureux, il dit :"Petit Jésus, bénissez le docteur qui a fait mal à Nounou". Après une promenade glaciale, le long de la voie, il dit "Merci, Papy, pour les trains de voyageurs et pour le train de marchandises"... Et je m'imagine que, dans quelque vingt ans, lisant "La Roulante", il dira tout bas: "Merci, Maminette, d'avoir bien aimé son petit garçon".


Catherine

vue par sa Mammy

Pâques 1938

Catherine a deux ans. Elle est toute ronde et roule partout, sans bruit, comme une petite boule. Cette contemporaine du printemps en a les giboulées... le soleil et les averses se succèdent avec une telle rapidité que les larmes brillent dans son sourire - ou bien c'est son rire qui est tout mouillé.

Un des mots qu'elle affectionne la peint toute entière: quand quelque chose lui plaît, elle dit: "Facile"... et ne sait pas que c'est elle qui es facile : si Mammy, occupée, oublie quelque chose, vite elle le lui rappelle. Si, quittant son fauteuil, le matin, après un porridge bien tassé, elle fait deux pas vers l'escalier... "Mô Dieu mô Dieu! ...oublié ôté serviette!" Puis, vite, elle grimpe, pour s'assujettir sans invitation préalable, au rite sacré de neuf heures moins le quart. Ce rite s'accomplit en trente secondes... point n'est besoin des traditionnelles menaces, tant glycérinées que fruitières - c'est fait - maintenant, la toilette...

Catherine a des mots d'une infinie poésie... quand Jacqueline lui a fait une mise en plis, particulièrement remarquable, elle dit, ravie, devant la glace: "Oh ! Quiqui m'a coiffée bleu"...

Le bleu, c'est la beauté, la joie, le confort, le bonheur - elle dit d'une promenade qui lui a plu: "J'ai promené bleu" ou d'un bonbon particulièrement savoureux de son "tonton-parrain" : "C'est un bonbon bleu".

Catherine comprendra vite les difficultés et les inversions des langues étrangères. Déjà, elle en a l'intuition. Parfois, on pourrait croire qu'elle parle chinois lorsqu'on entend: "Tro-scho-pa" ou "Cho-pu". Ce n'est pas du chinois. "Cho-pu" se dit quand la bouillie n'est plus trop chaude: "Chaud-plus". Et quand elle arrive juste à point c'est "Trop chaud pas.

L'autre soir, elle a vu Mammy dans son lit, et s'est gentiment enquise: "... poupouce pas, Mammy ?".

Les premiers jours de son séjour à Fontenay, elle confondait un peu tonton Toine et tonton Luc, surtout quand celui-ci portait sa robe bénédictine. Un matin, Antoine entre. alors, résolument: "Bonjour, Coulu-pas !".

Catherine est serviable. Chaque jour, elle met la table. Chacun est à sa place, possesseur des objets usuels, mais en plus, Papy trouve à chacun des trois repas le cher vieux bol dans lequel, depuis quinze ans, il boit sa chicorée du matin. Cath n'admettrait pas la place de Papy sans ce bol.

L'autre lundi, nous attendions Lily, que Kiki était allée chercher à l'hôpital après son appendicite. Catherine avait vu tous les préparatifs - et toute la matinée avait soupiré si drôlement: "Pauvre Lily, va ! pauvre Lily".

Il est midi, la table est mise - la chaise longue est prête - voici l'ambulance... Jacqueline soutien Lily, bien pâlotte, pauvre Lily... vite, qu'elle s'allonge... Mammy la soutient... mais quelle émotion: sous le coussin en cretonne, il y a, doucement nichés, en vrac, un verre de cristal, un couteau, une serviette, une assiette, une fourchette... "Place de Lily, Mammy, ... pauvre Lily".

Et Mammy ne savait plus très bien si ces bêtes de larmes qui arrivaient, c'était pour Lily - ou pour le coeur exquis de sa Bouboule chérie.

Catherine n'aime pas les formules solennelles. Mammy, un jour, lui avait dit en terminant une explication: "Mais oui, ma chère! "Dans ses yeux a passé une angoisse terrible: "Mammy... oh... moi pas ta chère, moi ta bouboule!"

Elle n'a que deux ans, mais a très vite compris que les culottes doivent rester sèches. Elle sait prévoir, et annoncer simplement que tout un travail va s'accomplir. D'abord, il faut s'asseoir par terre et ôter sa culotte. Donc, vite quelque chose de doux - le contact du gravier ou du plancher est impossible... son "glof" ou celui de Mammy seront très bien. Elle s'assied, ôte un pied - l'autre pied - se lèvre, secoue... ça y est! la culotte est partie. Maintenant, il faut un coin tranquille, à l'ombre d'un lilas... Le gravier blanc a un rond tout mouille... Bouboule le contemple avec ravissement - c'est un travail tout personnel - elle se réinstalle sur le "glof" - réintègre un pied, un second pied - mais ici la difficulté commence : la culotte est étroite, et Catherine est potelée.. mais quand "ca y est", le rouge de l'orgueil l'envahit, pendant que, triomphante, elle vient chercher les mille baisers qu'elle a mérités... mais elle ne les a pas tous, car au bout de cinq ou six, elle dit "Baisons plus, Mammy".

Le grand amour, c'est Papy. Dès qu'elle commence à avoir un peu faim, chaque train qui passe est le "train de Papy". Quand c'est vraiment le train de Papy, Mammy ouvre la grille... Bouboule a le droit de courir sur le trottoir dès qu'il a tourné le coin... comme elle court vite! sa petite robe rose vole, ses grosses jambettes s'entrechoquent avec de grands cris de joie, elle tombe dans les bras de Papy qui est triomphant comme si elle tait la première joie paternelle de sa vie. L'autre midi, il revenait avec Madame Soriano. Bouboule l'a prise à témoin de son bonheur, et, de son petit doigt tendu: "Le voilà, Papy!"

Emmanuel est venu passer une journée - elle lui a dit: "Bonjour, garçon!" il a répondu :"Bonjour, fille!" Mais au départ, elle a dit :"Au revoir, cousin" et il a dit "Au revoir, cousine!".

Catherine est fille de banquier. Rien ne se fait sans méthode - il n'est pas question, en mangeant son quaker, de l'attaquer par n'importe quel bout - ou de changer, en cours de route, les dispositions stratégiques une fois décidées... L'opération se poursuit, une petite cuiller à la fois, strictement en ligne droite. Si un profane, voulant l'aider, attaque à rebours, Bouboule est indignée. Pas question (encore moins!) de faire une tache sur sa serviette - si elle y laisse tomber une parcelle grosse comme un grain de blé, elle la racle avec précision jusqu'à complète disparition du drame. Puis, toujours en ligne droite, termine la bouillie, non sans s'être envoyé à elle-même de sévères remontrances: "Fâle fille! Dégoûtante!".

Que les jours sont doux près d'elle. Il a fallu la rendre: mais Mammy croit entendre encore sa voix si musical, dire, en sortant du bain: "La c'est tout ; maintenant, kilotte caoutçouc, je vous salue Marie, et poupouce... dis Mammy, ...".


Annick

Pâques 1944

Annick est la révélation de l'année. Elle a quatre ans - mais elle est si ronde, si belle, si joufflue, que jusqu'ici elle nous avait semblé surtout le magnifique bébé qu'on admire sans commentaires.

Nous avions seulement été frappés par la rapidité curieuse de ses réflexes et de ses réparties, contrastant d'une façon si amusante avec ses bonnes grosses joues rouges et son air calme. Parfois même, ses petits refus nets et brefs évoquaient pour moi la magnifique autorité que devait avoir sur son bateau son cher grand-père maternel. Il arrivait que ses désirs personnels se scandaient en trois mots si drôlement impératifs que j'avais envie de répondre: "Bien, amiral". ... elle me regardait alors d'un air à la fois confus - et charmé - qui ressemblait étrangement à ma propre pensée, fait d'une très légère gronderie au bébé qui ne parle pas poliment, et d'une pointe d'orgueil d'être la bonne-maman de la petite fille d'un tel homme.

Mais, en ce séjour de Pâques 44, alors que Tikou s'émerveille des splendeurs poussées depuis le mois dernier dans le jardin de Nô-Maman - les crocus, les daffodils et les primevères - voilà que nous aussi, nous nous émerveillons de tout ce qui sommeillait dans le coeur d'Annick et qui s'éveille brusquement dans une magnifique floraison... Papy, triomphant (car chacun sait le faible qu'il a pour sa "grosse poulette") Papy voit maintenant des choses admirables... Annick sera une "femme" - Prenez si vous voulez ce mot dans le sens splendide qu'il avait au temps immémorial de la Belle Epoque. Il reste vrai. Annick ne pense pas à elle - elle pense aux autres - tout le programme de perfection féminine n'est-il pas là ?

Pendant toute cette semaine passée près de moi son grand souci a été de revenir toujours près de moi "Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ?" J'avais refusé d'abord - mais j'ai vite compris qu'elle ne s'amusait pas en paix en me voyant travailler. "Donne-moi un chiffon, je te ferai ton ménage". Je finis par lui donner un chiffon et la regarde du coin de l'oeil... elle époussette gravement - quand tout-à-coup - elle file au robinet, prend une petite tasse -quelques gouttes d'eau - et m'explique "Tu sais, avec le vernis, il y a des taches qui ne partent pas, mais qui partent avec un petit peu d'eau". Et c'était vrai, et elle a ôté la tache.

Elle sait tricoter avec une régularité étonnante... elle met une aiguille sous chaque bras, baisse le nez, passe un petit bout de langue... et c'est un tableau dont "l'oncle Georges", qui a pourtant vu de belles choses, ne se lassait pas à son retour en Europe.

Ce matin, avant de repartir chez elle, elle me dit, dans sa constante préoccupation: "Donne-moi quelque chose à faire !" Ne voyant rien de possible le pour elle, et ayant sous les yeux les affreux souliers pleins de boue rapportés la veille du Bois de Vincennes, je dis ironiquement: "Fais tes souliers, ma pauvre gosse". Et je descends faire le déjeuner.

Je remonte une demi-heure après... et je me frotte les yeux croyant rêver, tout c'était inimaginable. Elle avait dû patiemment retirer d'abord terre et boue - puis brosser... Toute honteuse, comme si elle avait mal fait, elle m'explique: "Tu sais, j'ai pris un tout petit peu de ta bonne crème" et les petits souliers brillaient, comme s'ils eussent été faits par une femme de chambre de grande maison. N'est-ce pas profondément émouvant ? Et elle avait sagement rangé brosses, chiffons et crème dans le tiroir à chaussures...

Elle et petit Pierre font une équipe merveilleuse dont Papy et moi ne nous lassons pas - jamais un caprice, ni une discussion entre eux. Ils ont encore passé ce séjour ici sans qu'une seule fois il y ait une larme. Une heure avant le départ, pourtant, j'entends un boum! retentissant... Dans la chambre à côté, j'attends les cris horribles qui, normalement, devraient suivre de près la lourde chute... j'entends seulement Pierre consterné... "Oh, Tikou! je ne l'ai pas fait exprès, tu sais, je ne l'ai pas fait exprès! "... j'entends encore quelques soupirs reniflés et... "je n'ai pas mal, petit Pierre... tu vois bien que je n'ai pas mal puisque je ne pleure pas!" ... quelle épouse elle sera!

Mais elle sera maman aussi: ma vieille femme de ménage dit à Pierre: "Qu'est-ce que tu feras quand tu seras grand? Moi, je serai imprimeur-éditeur". "Moi, intervient Tikou, j'aurai un petit bébé, et même deux... Oh, mais, tu sais, répond la vieille femme (peuple et bête) un petit bébé, ça coûte cher à acheter!" ... "C'est pas vrai, répond Annick du tac au tac, c'est pas vrai, c'est le petit Jésus qui les envoie et c'est pour rien !".

Courageuse et vaillante, elle le sera aussi. Ce matin, nous partons chercher le lait - elle traînait un peu la patte et me confie "c'est parce que tu sais, mes souliers, ils sont trop petits, alors ils me font mal - mais il faut beaucoup de sous, tu sais, pour acheter des autres souliers, et puis des points, et tout, et tout... et ma Maman, elle en a pas... alors je dis pas que j'ai mal". N'est-ce pas héroïque ?

Il me semble qu'on peut tout attendre, dans la vie, d'une petite fille qui dit cela à quatre ans.


Etienne

Papy avait une adoration toute spéciale pour Etienne, qu'il appelait "mon gros pâté maison". Etienne était splendide de vie, de force et de santé - mais, mon Dieu ! qu'il était assommant! Sa gourmandise était inimaginable, nous l'avions emmené avec nous à Trégastel, il n'est jamais sorti de table rassasié... il avait encore et toujours faim, malgré les trois copieux plats du restaurant, et c'était à chaque fois une scène si tonitruante que je devais l'emmener sous le bras, pieds et mains gigotant, avec une solide fessée à l'appui - ce pendant que les bonnes gens du restaurant se regardaient en disant (ou pensant) "Tout de même, il y a des grand-mères dénaturées".

Un certain matin, ayant à écrire une lettre difficile me demandant un peu de clame, je demande à mon grand Pierre s'il peut me le surveiller un peu, dans sa poussette, sur la terrasse "Bien sûr! " et me voilà tranquille - lorsqu'une heure après, la femme de chambre frappe à ma porte: "Madame, ce ne serait pas à vous, un enfant hurlant qu'on a trouvé seul dans la dune? "... Mon Pierre, déjà un peu distrait, avait oublié...

A Vernoy, l'année suivante, il était toujours aussi terrible. Mais Père l'aimait toujours autant... et comme il allait chaque soir dire Complies à la belle petite église de Vernoy, pour nous débarrasser un peu, il emmenait Etienne...

Mais "Complies", c'était plus long que la prière d'Etienne, de sorte que Père avait autorisé quelques légers déplacements dans l'église.

Or, un certain jour, pendant que Papy terminait doucement "In pace in idipsum", on entendit un effroyable vacarme. Etienne avait imaginé l'escalade des bancs du catéchisme, empilés dans un coin, et le tout s'était écroulé...

Papy a ramené, tout confus, un Etienne couvert de plaies et de bosses. Mais, tous pansements terminés, on a entendu une bonne petite voix déclarer: "... il ira encore avec Papy, demain, Etienne ! ".


Virginie

Juillet 1957

Il y a vingt ans, dans mes souvenirs de famille, je faisais le portrait de Catherine qui était une adorable "Bouboule"... et qui est restée, d'ailleurs, ce qu'elle promettait d'être.

Ici, dans le calme extraordinaire de Saint-Jean-le-Thomas avec ma Billy, je voudrais essayer de faire le portrait de ma grosse Bibi, qui est ma joie à un point que je ne puis dire...

Elle ma dit un soir: "Toi, Gady, t'est la consolation de mes vieux jours!"

J'ai raconté qu'il y a quelque soixante ans, mon oncle Léon Giard m'avait baptisée son "rayon de soleil" - le diminutif était venu, il m'appelait "son p'tit rayon". Ce nom si gentil m'est resté longtemps. Mais j'ai souvent pensé, après le départ de mon cher Papy, qu'Anne et Virginie furent pour moi le "rayon de soleil".

L'instruction religieuse qu'on leur donne à Montalembert doit être parfaite, car leur sens de Dieu est étonnant.

Il y avait eu, un certain jour, un sermon sur "Marie-médiatrice" je me disais que dans tous ces mots compliqués, elle n'avait rien compris... elle avait tout compris: elle avait mis aux pieds de la Sainte Vierge de très belles roses rouges. Tout en allumant, comme chaque soir, les bougies de notre petit mois de Marie, elle me dit "Tu vois, elle doit être ravie! ... pas elle (avec son petit doigt pointé) pas elle, elle ce n'est qu'une statue - mais la vraie, celle qui est au ciel - et elle dit à Jésus: "C'est Virginie qui m'a mis des roses", et alors, quand j'aurai fait des petits péchés... il me les raccomodera."

Les petits péchés ne seront jamais bien gros, je crois - "Il y en a un très gros, m'a-t-elle confié un soir, c'est mentir - celui-là, je ne le ferai jamais, tu m'as dit que toi, Gady, quand t'étais petite, t'avais jamais menti... alors, moi, je ferai comme toi."

Sa tante Thérèse assure qu'elle me ressemble fort sur ma première photo, à deux ans, dans le gros album vert. C'est si doux de penser qu'on se retrouve un peu dans des petites-filles qu'on aime tant. Jacqueline sait comme cela m'amusait quand, pour un détail ou un autre, elle appelait Annette "Anne Boulant"!

Je pense souvent au toast qu'a porté à notre mariage notre vieil ami Eugène Delcourt - qui a été l'artisan de notre grand bonheur. Comme bâtonnier de l'Ordre des avocats à Valenciennes, il avait l'habitude des longs discours - mais il s'est levé et a dit à René: ... je ne vous dirai qu'un seul mot, cher ami, vous entrez dans une famille où, de génération en génération, toutes les femmes sont merveilleuses".

Il pensait à Bonne-Maman Billiet, à Maman - ces femmes étonnantes.

Et je pense que Virginie sera une femme comme l'était Maman. Elle en a l'intelligence - et une volonté que rien ne peut ébranler.

Elle l'a prouvé très jeune.

Comme beaucoup de petits, elle avait l'habitude de s'endormir avec un objet familier - elle ne pouvait prendre son sommeil sans son "Doux-doux". Son doux-doux était un vieux pull-over en fine laine bleu ciel. Si elle ne l'avait pas, le soir, c'était un chagrin terrible.

Mais un jour, à Uchon, elle n'avait pas tout à fait trois ans, elle a dit: "Je ne le prendrai plus".

Mais elle pleurait si fort - et si longtemps - que je suis montée, certes pas pour céder - mais pour l'aider. Elle m'a dit :" Dis-moi où il est - montre le moi... "Et je le lui ai montré dans le tiroir de la petite armoire, juste en face de son lit.

Bien sûr, moi partie, elle n'avait qu'à se lever pour le prendre - mais je sentais qu'elle ne le ferait pas... elle ne s'est pas levée - elle a continué à pleurer - et s'est endormie très tard, inondée de larmes.

Elle ne l'a jamais redemandé - j'ai souvent pensé qu'elle craignait que lui aussi, pauvre Doux-doux, n'ait du chagrin de la séparation.

Et son courage ne se dément jamais.

A cinq ans, à Montalembert, elle s'est cassé le bras. Quand on l'a ramenée, elle ne pleurait pas - et revenait, résignée et brave - le long du trottoir de la conduite... elle a vu mon air désolé, et m'a dit "... tu dois pas avoir du chagrin, Gady, tu vois bien qu'il me reste un bras et deux jambes".

La splendide éducation qu'ils reçoivent, autant de ma Jacqueline que de leur papa, contribue évidemment à les faire ce qu'elles sont toutes les deux. Devant n'importe quel bobo, important ou non, Jacqueline a toujours ce même mot qui me plaît - et sans se départir de sa sérénité "C'est pas grave, va, c'est pas grave". Si bien qu'un jour, j'ai trouvé ma Virginie toute désolée devant une gravure de Jésus à l'agonie sur la croix - et elle le caressait tout doucement en lui disant :"C'est pas grave, va, c'est pas grave".

La veille de la fête des mères, je vois arriver ma bibi fort soucieuse. Chez les Meissonnier, l'argent ne roule pas à flots dans les poches des enfants - et elle n'avait rien pour acheter un petit cadeau à sa Maman. Alors, tout-à-coup, énergique et résolue: "S'il te plaît, Gady, arrache ma dent.. Quelle dent, j'ai beau regarder, je ne vois rien qui bouge, je le lui dis... mais elle, qui ne pensait qu'à la petite pièce que Gady met sous l'oreiller à chaque opération... réfléchit un instant - puis, ouvrant la bouche toute grande: "... tant pis, arrache moi n'importe laquelle!"

Inutile de dire que je n'ai rien arraché, mais que la petite pièce était tout de même le soir sous l'oreiller.

Combien d'enfants auraient-eu ce courage?

Parfois, sur le trottoir, de braves dames m'interpellent: "Vous savez, vos deux petites-filles, ce sont des trésors".

C'est vrai.


Dimanche des Rameaux

(roulante)


Vacances internationales

(roulante) Texte à saisir


Luxembourg

(roulante)


Voyage au Congo

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Vous m'avez demandé de faire (suit à feue la roulante) un petit récit de mon beau voyage au Congo. Il me semble que j'aurais préféré garder ça tout chaud dans un coin de mon coeur. Mais ! que vouliez-vous qu'elle fît contre soixante-dix ? et je cède bien sûr.

Je dois d'abord un immense merci à mon Jacques, ou plutôt à Jacques et Suzanne, car je sens qu'elle a mis son grain de sel dans l'affaire - et une belle-fille qui veut que sa belle-mère soit gâtée, ça ne court pas tellement les rues.

Je dois un grand merci aussi à mon vieil ami le docteur Prin - qui non seulement m'a conservé une solide carcasse - mais m'a même encouragée à accepter joyeusement cette équipée inespérée.

Ceci dit, je suis donc partie d'Orly le 7 mars dans le plus beau de tous les avions - le "Château de Versailles". J'y avais l'impression que mon Jacques m'y avait fait repérer un fauteuil et un hublot de luxe... et j'ai été entourée d'attentions et de soins comme personne d'autre dans l'avion. Les hôtesses de l'air aux escales me signalaient d'un petit clin d'oeil - et d'un mot magique "First"... J'ai donc été "first" toute la route - l'Air France fait bien les choses. On se croirait dans un salon de la meilleure société quand, au départ, le haut-parleur dit "Le commandant de Forcade vous présente ses hommages - il vous signale que nous volons d'abord à 8000 mètres, puis à 10000, et ensuite à 12000 au dessus du Sahara".

Un peu plus d'une heure après, escale à Marseille - puis à bord, à midi, déjeuner somptueux - truites en gelée - poulet à la crème - glace - le tout au champagne (ou autre vin au choix) mais je préférais le champagne, comme en témoigne la photo incluse !

2eme escale à Douala - où la chaleur était telle que, sortant de l'avion qui est si parfaitement climatisé, on avait l'impression d'entrer dans quelque chose, tant c'était dense - un peu comme si on devait traverser un édredon de duvet... c'était très détestable - mais le restaurant sur la piste était aussi bien climatisé que l'avion.

On a retraversé "l'édredon", Jacques et moi, après de bonnes orangeades glacées - et on a retrouvé avec délices les bons grands fauteurs, les aimables stewards et les charmantes hôtesses. L'escale avait été plus longue que prévue, à cause d'une panne au chariot conducteur.

Les cadeaux et les bonbons ne nous avaient pas été mesurés! Dès le départ, trousse de voyage, signée Elisabeth Arden, avec de petits flacons ad hoc - des pantoufles de voyage, au cas de fatigue ou enflure des pieds... ne n'en ai pas eu besoin - je n'ai eu aucun ennui de circulation - ni de troubles d'aucun genre. Si j'en avais eu, d'ailleurs, il me semble qu'aucun inconvénient n'aurait pu passer au-dessus de mon bonheur.

A Brazzaville, les amis de Jacques nous attendaient, malgré le retard de l'avion, avec leurs voitures -ainsi que Frère Hidulphe et le bon père Dattas de Madingou - nous eûmes vite gagné le superbe hôtel des relais aériens. Jacques m'avait fait réserver un certain 34 que je n'oublierai pas de sitôt - les chambre sont en pavillons dans les jardins. Ma chambre était superbe - avec petit salon et deux terrasses à deux expositions différents - la salle de bains et de douche tout entière en aluminium - et un climatiseur fonctionnant à merveille... et j'avais un boy, assis devant ma terrasse, attendant mes ordres.

Il m'a apporté le lendemain matin un bon petit déjeuner de croissants et de brioches - et à 7 heures nous étions à la gare pour la fameuse Micheline Congo-Océan - laquelle je dois l'avouer fut plus éprouvante que le Boeing... Et ce furent quatre heures d'un ballottage intensif. Mais Jacques a été tellement gentil pour moi - il est resté debout presque toute la route pour que j'ai plus de place... ça non plus, je ne l'oublierai de longtemps.

Puis ce fut l'arrivée à la petite gare de Le Bris... et mon Luc! Je dois à la vérité de dire que je n'ai pas été tellement émue de le revoir - pas non plus, d'ailleurs, de le quitter huit jours après - j'ai si fort l'impression de vivre toujours avec lui sur un plan divin - que les présences n'ajoutent pas grand chose. Ma grande joie a été de le retrouver toujours le même, en très bonne forme physique et l'air toujours aussi heureux de la vie... j'allais dire "souriant" mais ce n'est pas assez. "Heureux" est bien ce qui lui convient - il se rend compte, je suppose, du bien extraordinaire qu'ils font là bas - et le bon Dieu met en lui cette joie divine qui est, bien sûr, la seule vraie joie.

Tout de suite, je fus embarquée dans le lourd camion, conduit par le cher Père Raphaël - et une demi-heure plus tard nous étions à la chapelle de la Bouenza, remerciant le bon Dieu!

Le seul incident désagréable fut que la Micheline du retour à Brazzaville, pour Jacques, étant à 1 heure 1/2 au lieu de 2 heures 1/2, le pauvre Jacques a dû avaler le déjeuner monastique en un clin d'oeil... et de fait n'a pu avoir les photos des pères Hidulphe, Bade et Thomas, que je désirais tant pour leurs mamans qui n'avaient pas mon bonheur.

Comment Jacques a-t-il pu, en ces quelques instants (car le voyage Brazza- Le Bris est long, et nous n'étions arrivés qu'à midi à la Bouenza) réaliser les tente splendides photos qui font ma joie... c'est là une chose que je ne comprendrai jamais. Jacques est reparti pour son long périple à travers l'Afrique.

Je suis allée, conduire par le chère Frère Raphaël, chez les de Choulot où je devais coucher - et chaque matin pendant toute cette délicieuse semaine, il est venu me chercher le matin pour me reconduire le soir - le père Raphaël est un moine selon le coeur de Dieu - tout ferme et si bon - il est d'ailleurs un descendant de la belle lignée Harmel.

Quelle joie pour moi d'aider le Père Dominique près de ses malades!... Je revivais les vingt-cinq années passées dans les dispensaires des chers bidonvilles de la banlieue de Paris, Bobigny (Bobinche!), Romainville, puis Fontenay.

Une des maladies de ces pauvres gens sont les vers... une petite noire de 3 ans en a sorti 120 de vingt-cinq centimètres de long, et parfois, en mettant l'abaisse langue, on en reçoit un dans la figure...

On ne peut leur donner des vermifuges à emporter - d'abord, parce que c'est dangereux, et puis, c'est très mauvais : l'enfant n'en voudrait pas, et les parents n'insisteraient pas - ou alors ils donneraient le flacon entier pour guérir plus vite.

Alors le Père Dominique les administre lui-même - il cale l'enfant entre ses deux jambes - de la main gauche lui bouche le nez - de la main droite enfourne la chose: une goutte par âge d'entant, agréablement noyée dans l'huile de ricin... le petit n'a pas le temps de dire ouf! qu'il lui essuie la bouche... lui ingurgite un caramel... "c'est bon, tu sais, caramel!" et passe au suivant.

Les infirmiers sont parfais et l'aident intelligemment. Tout cela est parfaitement réglé. Le Père a un microscope, il voit tout de suite à quelle espèce de vers il a à faire, et le vermifuge ad hoc est prêt.

Il a aussi maintenant un pèse-bébé... une de ces braves femmes fait 19 kilomètres à pied chaque semaine... pour savoir combien il pèse.

La grande angoisse du Père Dominique est de n'avoir pas les médicaments dont il a besoin - et sa grande joie est d'en recevoir. Il a bien ri quand je lui ai dit: "En somme, tu as deux amours - le bon Dieu et les colis...".

Il s'occupe en ce moment d'apprendre aux papas la technique d'un accouchement bien fait - car le nombre très important de cas de tétanos ombilical montre qu'il y a là une grosse erreur de technique.

L'affection et la confiance de tous sont touchantes. Je voyais un "beau gars" d'une quinzaine d'années - se trémoussant sans vouloir quitter le dispensaire, la consultation finie... "Qu'est-ce que tu ressens, mon bonhomme? mal dans le dos ? tu tousses ? tu veux un médicament ? - Non, Père... Mais qu'est-ce que tu veux, mon Dieu !! " et le garçon, calme "Ta bicyclette, mon Père! ... - Bon, allez... tu l'auras encore pour un coup, mais rapporte-la demain sans faute. - Oui, Père ! "

La chapelle est bien émouvante... bien vite, à l'arrivée, j'ai été avec le Père Dominique remercier le bon Dieu - c'est beau de penser que tout ce que montrent ces chères photos - rien de tout cela n'existait il y a seulement quatre ans. Quel courage - et quelle foi.

( Les élèves de Briey qui ont été si vite les plus merveilleux amis du Père ne sauront jamais à quel point ils ont fait avec eux cette admirable fondation de la Bouenza. Je demande ardemment au bon Dieu qu'il les en récompense.)

Par l'accueil qui me fut fait partout - bras levés et main offerte - je sentais toute l'affection qu'ils ont pour le Père Dominique, pour l'admirable père Hidulphe qui a mené à bien, en si peu de temps, cette difficile affaire... difficile, bien sûr, mais le bon Dieu était là!