Bernard Stiegler nous a quittés, nous laissant « Bifurquer »

Comme notre modeste site, mais au niveau de grandes institutions comme le Centre Pompidou et de nombreuses personnalités universitaires, Bernard Stiegler a beaucoup travaillé sur les relations entre société et technologies. Il vient de nous quitter au moment où paraît Bifurquer (Les liens qui libèrent 2020), un imposant ouvrage collectif qu’il a dirigé.

Les orientations de l’ouvrage pourraient sembler franchement opposées aux orientations de notre site. Le ton est donné dès la page 16 : l’actuel modèle de développement « impose à des réalités vivantes (la nature et les êtres humains) des modèles mécanistes qui les intoxiquent ». Mais il ne s’agit pas d’informatique. C’est le pan-économisme, le calcul coûts-avantages généralisé qu’il faut dépasser. Il faut «r tirer parti de l’automatisation en cours – non pas pour résoudre tous les problèmes par la technologie, mais pour faire que la technologie renforce les capacités des individus et des groupes à lutter contre l’entropie ». Oui.

On peut se laisser rebuter :

- Le déferlement de néologismes rappelle fâcheusement les excès de la « French Schooo » (époque de Deleuze), moquée en 1996 par l'affaire Sokal . Mais cela ne déplâit pas à tout le monde et Deleuze reste une référence internationale.

- Certaines affirmations laissent rêveurs. « Dans le vivant, les dynamiques exponentielles sont la règle », par opposition aux objets technique, si l’on comprend bien. Or les virus informatique se reproduisent non moins exponentiellement que les Covid. Et, de nos jours, c’est plutôt aux technologies que l’on reprocherait un développement exponentiel menaçant.

- Ou encore « La prolétarisation, la formalisation machinique et finalement l’automatisation algorithmique ...ont conduit à une destruction de toutes les formes de savoir ». On croirait entendre Platon craindre que la lecture ne fasse perdre la mémoire des aèdes. Perdre certaines formes de savoir, certes. Et le problème n’est pas mince pour l’emploi. De tous les savoirs, non. D’autres savoirs émergent. Il suffit de voir un ancien incapable de se servir de son smartphone et appeler ses petits-enfants à la rescousse !

Cela dit, le livre propose une série d’idées (et de néologismes comme anthropie, internation, …) qui pourraient faire avancer une réflexion trop souvent bloquée par des entraves épistémologiques, et qui s’expriment dans des expérimentations concrètes dans des « territoires laboratoires ».

P.B. 14/8/2020

Merci à Mathilde Rémy et Alexandre Monnin pour leurs utiles remarques.

Et voici deux textes en l’honneur de Bernard Stiegler, qui nous a quittés le 5 août.

Le communiqué de l’Iri

Photographie reprise de Socialter




« Notre président Bernard Stiegler nous a quitté mercredi 5 août. Philosophe, il a consacré une grande partie de son œuvre aux relations entre technique et société, en interrogeant l’urgence qui nous interpelle tous aujourd’hui.
Il n’a cessé d’œuvrer à articuler la théorie à la pratique, la pensée à l’expérimentation en tenant de manière indissociable rigueur intellectuelle et scientifique et passion du collectif.
C’est ainsi qu’il a créé l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) au sein du Centre Pompidou en 2006 et, peu avant, en 2005, l’association Ars Industrialis, qui s’est transformée cette année en Association des Amis de la Génération Thunberg afin de promouvoir un dialogue entre la jeune génération en lutte contre la crise écologique et le monde scientifique au sens large.
Dans ce cadre, des étudiants et lycéens de Youth for Climate et Extinction Rebellion ont rejoint l’association et - avec le « collectif internation» constitué par Bernard Stiegler avec des chercheurs internationaux - ont récemment travaillé entre générations à une analyse des crises actuelles et à venir.
« Bifurquer », livre collectif paru en mai 2020 sous sa direction, propose en ce sens un cadre théorique permettant d’avoir une juste compréhension des défis contemporains. Le livre ouvre des pistes de travail autour de Territoires Laboratoires, tel que le Territoire Apprenant Contributif que Bernard Stiegler a lancé voici 4 ans à Plaine Commune, au Nord de Paris. Dans ces territoires, il s’agit d’expérimenter une économie contributive élaborée localement, dans le cadre d’une méthode inédite de recherche associant tous les acteurs (habitants, entreprises, associations, élus, chercheurs, etc.) et leur permettant de dessiner des voies de transition tout à la fois soutenables, solvables et désirables.

La notice de l’Humanité (conclusion)

Spécialiste des techniques, le philosophe, armé d’une méthode d’appropriation des savoirs fondée sur l’alternance d’une pratique de l’isolement studieux et de la prise constante avec le monde dans des entreprises collectives diverses ouvertes aussi bien au niveau disciplinaire que sur le plan humain, est un des rares penseurs à avoir tourné sa réflexion avec autant de largeur de vue sur le monde contemporain. « C’était d’abord un philosophe des technologies et des techniques, précise Olivier Landau. Mais avec une connaissance étendue de l’histoire de la philosophie, des philosophes grecs aux philosophes d’autres cultures. Il avait aussi un besoin d’action. Ces derniers temps, son énorme investissement se portait sur des territoires laboratoires, et en particulier sur Plaine Commune (en Seine-Saint-Denis – NDLR), en élaborant le concept de recherche contributive associant académiques et habitants. 

Dans la démarche impulsée par Bernard Stiegler, les habitants deviennent eux-mêmes chercheurs sur leur avenir et participent à la construction de leur futur.

« Il considérait que les enjeux actuels, particulièrement l’enjeu climatique, avec ses échéances tellement courtes, et leur urgence rendaient les réponses technocratiques inadaptées et la recherche fondamentale académique classique trop lente dans son application, poursuit l’ami du philosophe disparu. Pour lui, il fallait mener une recherche académique dans l’action et avec les acteurs de la transformation sociale. » L’un des thèmes développés dans le livre collectif Bifurquer (3), publié en juin, ouvrage qui constitue le « testament » ou le « lais » d’un philosophe à s’approprier de toute urgence.

(1) Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? T2 : la Leçon de Greta Thunberg, les Liens qui libèrent, 2020. (2) pharmakon.fr (3) Bernard Stiegler (dir.), Bifurquer, avec le collectif Internation, les Liens qui libèrent, 2020.

Jérôme Skalski



Le post suivant Le post précedent L'index général


Visitez le site Diccan Digital Creation. 2010-2020

 

 <>

 


Vos commentaires seront appréciés, adressez les à pmberger (at) orange.fr.
A cette même adresse, dites nous si vous souhaitez recevoir (ou pas) les nouveaux articles de ce blog.