Cette médecine qui ne prend plus le temps d’écouter (La Croix, 9/5/2017)

Il faut « ubériser » la mécecine de ville  !

Bon, Ok, nous faisons ici de la provoc. Mais le système actuel est de plus en plus une illusion, et une illusion inefficace.

Officiellement, et dans l’image que l’on s’en fait, le médecin est un professionnel libéral, qui reçoit dans son cabinet et délibère souverainement en fonction de la situation du malade à du serment d’Hippocrate. Un notable de village comme pouvait l’être le notaire voire le curé.

En pratique, le médecin de ville est un salarié de l’assurance maladie. Il n’a même pas les garanties d’un salarié ordinaire en CDI, puisqu’il est payé aux pièces, pardon, à l’acte. Et comme pour le coiffeur
et le chauffeur de taxi, le Covid a sensiblement fait baisser ses revenus (sauf pour les généralistes, qui au contraire sont surchargés, selon Le Monde du 19/9/2020).

Son cabinet, avec la téléconsultation, n’est plus que virtuel, sauf pour les spécialistes qui ont besoin d’un équipement lourd et coûteux (ophtalmologue, dentiste). D’autant plus que « Toucher n’est le patient, ce n’est plus automaique. Palpaion, percussion… Sous l’effet conjugué des progrès de la technologie et de l’évolution des mentalités, ces gestes se raréfient pendant les consultations » (La Croix, 8/9/2020).

Avec les secrétariats sous-traités, ce n’est plus lui qui fixe les rendez-vous, mais un organisme extérieur, souvent robotisé.

Quand à sa liberté de prescription, elle est sérieusement limitée et contrôlée de près par l’assurance maladie.

Et finalement, le système est inefficace, puisque l’on manque de médecins et que, même dans des communes aisées de la proche banlieue parisienne, il faut longtemps pour avoir un rendez-vous et il est presque impossible aux nouveaux arrivants de trouver un médecin traitant.

La mise en place de centres de santé locaux, souvent sous l’égide de la municipalité, facilitera certaines installations et utilisation de services communs. Seront-ils tellement efficaces ? Les médecins ne se bousculent pas, en tous cas à Ris-Orangis, où « cinq ans après, la maison de santé reste sans médecins » (Le Parisien du 19/9/2020).

Essayons de voir plus loin, sans attendre que le Gafa prenne les affaires en main.

Ici comme ailleurs, ce sont les données, les « data » qui sont au coeur de la question. Un rôle essentiel du médecin de ville, c’était de constituer, conserver et mettre à jour le dossier de ses patients, et il gardait l’exclusivité de leur accès. Avec le DMP (dossier mutuel partagé, inauguré en 1984), l’État s’est lancé dans une vaste opération de mise en commun. Il a été plus loin avec l’ENS (espace numérique de santé), selon une loi du 24 juillet 2019. Mais Français l’ont toujours boudé : seuls 23 millions de « carnets de santé numérique » ont été ouverts, alors qu’il est prévu d’en déployer 40 millions en 2022 (Le Parisien du 27/7 2020).

Les données, le «data » : il faudrait tout repenser à partir de là. A commencer par la prise de rendez-vous, soit sur apparition d’un symptôme significatif, soit à des échéances prévues à l’avance, ou de besoin particulier (vaccin, par exemple). Cette fonction, traditionnellement exercée par le médecin lui-même ou sa (rarement son…) secrétaire, passe maintenant de plus en plus par des prestataires extérieurs, par le 15 en cas d’urgence et surtout des plates-formes automatiques comme Doctolib (société pour l’instant française, mais qui a fait entrer à son capital (Les Echos du 20/3/2019) le fonds américain General Atlantic, groupe d’investissement fondé par un philanthrope et appliquant le principe de Growth Equity , ce qui peut rassurer… ; en tous cas, sauf erreur, ce n’est ni le Gafa ni le BATX chinois).

Doctolib peut bien sûr vous donner rendez-vous avec le médecin que vous désignez. Il peut aussi vousa proposer le plus proche dans une spécialité donnée et la date la plus proche. Avec accès à votre numérique, un tel service pourrait en temps réel affiner la demande, par exemple en demandant la raison de l’appel, pour en apprécier l’urgence et préparer l’avance un résumé à l’attention du médecin choisi...

La consultation elle-même ne serait pas fortement changée, sinon en allégeant les tâches « numériques » du médecin, qui pourrait passer moins de temps à regarder son écran et à taper sur son clavier et se concentrer surtout sur son patient. Depuis l’examen du dossier jusqu’à la rédaction de l’ordonnance.

L’ordonnance pourrait être dématérialisée et accessible par le pharmacien qui vous conviqent (y compris, pourquoi pas, une livraison à domicile). Et l’on débarrasserait le pharmacien, professionnel de haut niveau, de tâches basiques qui lui prennent actuellement un temps certain, par exemple pour imprimer sur l’ordonnance les médicaments effectivement délivrés.

Bref, on s’éloignerait certes de plus en plus des images, des scénarios voire des rituels qui encadrent la médecine de ville. On pourra les regretter. Mais les dispositifs actuels montrent leur insuffisance. Et si nous bougeons pas, le Gafa ou la Chine sauront contourner nos législations nationales pour y imposer leur normes capitalistiques ou dictatoriales.

« Ubériser », le mot est évidemment négatif et maladroit, et pourtant il décrit brutalement un aspect de la médecine de ville actuelle. Je fais confiance aux politiciens, c’est leur métier, de trouver des expressions plus attrayantes !

P.B. 18/9/2020

Réactions de lecteurs :

- La provoc fait elle avancer les choses, ou fait elle le lit du libéralisme? L'ubérisation c'est la plupart du temps, le hold-up!!

De Vincent Wahl :

J’ai d’abord réagi sur le titre (« il faut ubériser... », et t'ai prêté une thèse que tu ne défends pas. Tu défends plutôt une thèse non pas inverse, mais réaliste et allant dans le sens d'une adaptation qui vise à préserver l'essentiel

Je suis en grande partie d'accord avec ton article: l'information est essentielle pour l'exercice de la médecine, et il faut sans doute la "socialiser" au sens d'une appropriation collective multi-acteurs, pour aller contre son appropriation collective par  quelques plateformes.

C'est donc l'inverse de l'ubérisation qui consiste non seulement à s’approprier cette information, mais encore à en biaiser le sens en fonction de la « solution » préconisée par la plate-forme. Il me semble que c’est ce qu’expliquait Morozov précisément contre Uber en prenant l’exemple des transports en communs. Dans ce domaine et celui de la Ville en général, les collectivités doivent s'approprier les données sur les flux de circulation, l'espace et ses tropismes, etc... pour en conserver la richesse et la multipolarité du sens. Bon, chez Uber et ses émules, il y a aussi une dimension sociale et un mensonge sur la prétendue autonomie de leurs collaborateurs, qu’on confine dans leur statut de travailleurs indépendants, non souhaité, pour les priver des garanties collectives attachées à un salariat qu’au moins une partie d’entre eux préféreraient. C’est peut-être ce mensonge sur le statut réel des gens que tu dénonces dans le cas de la médecine, même s’il est un peu à l’inverse, puisqu’ils sont « salariés » de la sécu et privés d’une part de leur autonomie, sous un discours qui dit l’inverse.

Ton discours me parait donc complexe et nuancé, au rebours de ce que laisse entendre ton titre : je suggérerais plutôt « A-t-on déjà laissé s’ubériser la médecine » ou « Médecine ubérisée, ou médecine sans prise sur ses propres données ? »

Enfin, deux  bémols :
- ce qui faisait et devrait encore faire la force du clinicien, c’est aussi qu’il recourait à des informations analogiques, à son expérience, à son flair, etc. , pas seulement à des « data » analytiques et parcellisées ;
- ce sont autant les procédures et les protocoles auxquels il doit se soumettre (donc des méthodes standard et extérieures à lui) que l’appropriation externe de ses données qui diminuent l’autonomie du praticien, et finalement sa pertinence.. car on a besoin, j’y reviens, de médecins qui traitent le patient avec tout leur être, y compris leurs affects, leur intuition, etc..

De Jean-Pierre Briffaut :

Je pense que ce que l'on constate aujourd'hui dans le monde de la médecine dite de ville est la continuation d'une évolution qui a suivi son cours tout au long du XXième siècle:

-la guerre 14-18 a fait faire à la chirurgie et aux disciplines annexes des progrès très importants:des médecins sont devenus chirurgiens sur le front;

-entre les deux guerres la vaccination était un axe majeur du développement de la santé publique

-l'après guerre 40-45 a vu l'apparition des médicaments aux larges spectres d'application (anti-biotiques, cortisone), ce qui fut largement utilisé par les médecins généralistes de ville sans avoir toujours besoin de faire un diagnostique approfondi

-le développement des formations de spécialité (cardiologie, radiologie, oto-rhinologie...) dans les facultés de médecine

-la médecine générale est devenue une spécialité en soi dans la mesure elle constitue le 'front office' pour l'accès aux spécialistes

-la disponibilité de moyens d'analyses biochimiques et visualisation du corps humain (scanner, IRM, ultra-sons..) fait que les diagnostiques reposent de plus en plus sur des données numériques qui peuvent être stockées et consultées facilement à distance par les parties prenantes. 

On arrive aujourd'hui à une gouvernance de la santé par les nombres, dont certains peuvent être obtenus à distance (pression artérielle, taux d'oxygène dans le sang..).

La médecine générale suit la tendance de substitution de la communication face à face par une communication médiatée au moyen des technologies de l'information.

On peut le regretter mais que faire?





Nota : Les médecins libéraux veulent leur « Ségur », indique Le Monde du 18/9/2020. Mais il n’est question que de tarifs, pas de structures ni d’investissements.

Vos commentaires sont appréciés, adressez les à pmberger (at) orangee.fr.
A cette même adresse, dites nous si vous souhaitez recevoir (ou pas) les nouveaux articles de ce blog.

 

Plus sur la santé
Le post suivant Le post précedent L'index général

 


Votre partenaire
créatif et digital
à Maisons-Laffitte